EN FAIT, j’avais déjà lu des pièces de Piemme. Scandaleuses, Pièces d’identités… J’avais aimé. Et puis j’avais tourné la page. Pas mûr. Pas encore. C’est en cherchant un texte qui parle d’économie que je suis retombé sur une autre pièce de lui : Commerce gourmand.
Et là, c’est le déclic. L’écriture n’est pas seulement belle, elle dégage une énergie mordante, donne corps à tous les personnages sans en léser aucun, nous plonge au cœur de nos contradictions en nous donnant envie de réagir.
Et puis autre chose : jamais de catastrophisme, de fin définitive, même la fin appelle un nouveau départ. Aussi noirs, aussi cyniques que soient les personnages (ce ne sont jamais des enfants de chœur !), il y a toujours en eux une rage, une énergie joyeuse qui les (qui nous ?) empêche de camper sur place.
Alors je me dis que je dois rencontrer Piemme.
J’apprends qu’il y a une conférence dans laquelle il intervient.
J’y vais. Il y a un autre écrivain qui parle. Un homme qui croyait en une cause et qui a été déçu. Un optimiste triste. Je pense à Piemme. Je me dis qu’il est un peu à l’inverse : un pessimiste. Un pessimiste joyeux. Quelqu’un qui n’a pas peur de déchirer le langage avec les dents. De faire sortir la moelle des mots. Alors je l’appelle et je lui demande tous ses textes. Sans exception.
Le deuxième déclic, c’est à la lecture de Peep SHOW. Un seul personnage. Une femme : elle est magnifique. Sa rage : communicative. Je pense en souriant que si Faust existait aujourd’hui, ce serait une femme. Cette femme-là.
J’en parle avec lui. Je lui dis que j’aimerais qu’il m’écrive un Faust. Reposer la question de la morale aujourd’hui. Dans cette période encline au retour des valeurs.
Malgré l’énormité du défi, il accepte.
Le troisième déclic viendra plus tard, après la lecture de tous ses textes. Avec la certitude que je n’ai pas fini d’y découvrir des choses. J’avais monté plusieurs pièces un peu éclatées, baroques, et je trouvais que certaines de ses pièces s’en rapprochaient beaucoup. Je n’avais pas encore compris que Piemme mélangeait les genres pour en finir avec le baroque, avec cette permanente mise à plat, ce nivellement que nous vivons quotidiennement.
C’est pour tout cela (et pour tout ce que je découvrirai encore) que je n’ai pas voulu « mettre en pièce » le théâtre de Piemme, que je me suis refusé au zapping habituel pour creuser plus loin dans son univers (car au fond, ce n’est pas l’enfer, c’est le contraire, disait Nietzsche) et me suis décidé à construire avec mon équipe cinq « objets » théâtraux mettant en avant la richesse de son écriture dans des rapports publics extrêmement différents, allant de l’intimité de Peep Show au théâtre de foire de Ciel et Simulacre.
Travaillons, soyons impeccables :
Ça emmerdera ce vieux monde.
Et puis très vite, nous nous sommes mis au travail.
Première étape : une semaine croisée entre l’équipe Éphéméride et les élèves du Conservatoire de Rouen, quatre groupes que Maurice Attias dirige avec moi.
Constat d’une langue qui séduit beaucoup les acteurs, des personnages qui les attirent immédiatement mais qu’ils ont finalement du mal à cerner du fait des ruptures, des changements d’adresse. De là, l’évidence que les personnages ne se laissent pas réduire. Quelle que soit la façon dont on les regarde, il y a toujours une part d’eux-mêmes qui nous échappe. Autre constat : il s’agit d’un théâtre qui ne se cache pas, qui se revendique comme tel en se jouant de lui-même, mélangeant la façon dont il est joué et dont il est reçu. Ici, acteurs et spectateurs ne sont jamais installés sur des certitudes. Pour ce théâtre-là, il leur faut l’énergie inconséquente de la jeunesse et le regard aiguisé de celui qui en a vu d’autres. Contradictoire a priori, mais finalement, est-ce vraiment contradictoire ?
Deuxième étape : deux semaines de chantier sur Peep Show avec une actrice (Caroline Filipek), un vidéaste (Dominique Wittorski), un scénographe (Ludovic Billy) et moi-même. Et cette question revient à nouveau sur le tapis : comment associer dans le jeu fougue et maîtrise de soi ? Pour jouer ce texte, il faut que l’actrice soit à la fois insaisissable et franche, rageuse et incroyablement mature. « J’ai épuisé les joies des positions classiques », nous dit-elle. Que ce soit vrai ou non, il faut tout de même un sacré aplomb pour dire une chose pareille ! Rage et maturité, jeu qui peut aller jusqu’à l’excès tout en étant capable de se moquer de lui-même, c’est certainement un difficile numéro d’équilibriste pour l’actrice qui, quand il est maîtrisé, nous laisse sans voix. Et quand s’ajoutent à cela les images des fantasmes, soit projetées sur grand écran comme des palettes de couleur soit sortant avec crudité de l’écran de télévision, le choc en est décuplé.
À la suite d’une présentation, un metteur en scène me dit : ce sont des fantasmes masculins. Je lui réponds que oui. Que précisément oui. Cette femme joue les fantasmes masculins, et si elle les joue, c’est pour montrer leur limite, la pauvreté de leur imagination. Elle va tellement plus loin (jusqu’à jouer le rôle de l’homme) qu’elle finit par nous mettre dans une situation très inconfortable. Notre silence ne montrant que notre incapacité à faire face à sa demande, plus forte, plus exigeante aussi. Entière.

