Trois notes sur Tchekhov

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Trois notes sur Tchekhov

Le 11 Mar 2016
Jean-Marie Piemme (© Alice Piemme)
Jean-Marie Piemme (© Alice Piemme)
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- LA MOUETTE N’EST PAS UNE PIÈCE DE L’AMOUR CONTRARIÉ, comme on l’avance par­fois un peu sim­ple­ment. Ce n’est pas une tragédie de la pas­sion amoureuse. Tre­plev ne se sui­cide pas parce qu’il a per­du Nina et celle-ci ne trou­ve pas le bon­heur avec Trig­orine. Ces échecs les mar­quent au fer rouge, mais le moteur de leurs actes est à chercher dans la néces­sité où la vie les place d’avoir à franchir la dis­tance qui sépare l’illusion de la réal­ité. La Mou­ette est d’abord la chronique d’un appren­tis­sage, celui de la réal­ité, par deux jeunes gens. L’un(e) y accède dans la souf­france, l’autre n’ayant pas la capac­ité d’endurer, et ne sachant pas pourquoi il l’aurait, choisit le sui­cide. Tchekhov sait beau­coup de choses sur la vie. Par exem­ple qu’il faut de l’illusion pour vivre. Il faut de grands espoirs et des désirs. Mais il sait aus­si, et con­tra­dic­toire­ment, que vivre son temps, c’est aus­si per­dre ses illu­sions et affron­ter la séduc­tion dan­gereuse d’un désir sans pail­lettes ni mirages. Ain­si, à tra­vers un mince fil d’intrigue dont on ne voit que rarement les temps forts, à tra­vers les urgences du désir qui les jet­tent l’un con­tre l’autre pour faire, défaire et refaire le jeu con­stant des tri­an­gles amoureux, les per­son­nages sont implaca­ble­ment ramenés à eux-mêmes, à leur vérité dans le temps, sai­sis sans roman­tisme, sans tré­mo­lo, décapés de la couche de mytholo­gie qui pour­rait par­fois faire de leur vie une belle aven­ture et les ren­dre un peu héroïques. Ils n’ont qu’un seul des­tin : marcher vers la fin (même si, comme Sorine, ils n’ont pas vécu) avec une bonne dose d’aveuglement, de méchanceté et d’égoïsme. On est seul chez Tchekhov parce qu’on voudrait se racon­ter des his­toires et qu’on ne le peut pas.

*

- DANS LA MOUETTE, ON TIRE UN COUP DE FEU MORTEL. Le fait est que Con­stan­tin Gavrilovitch se tue. Dis­crète­ment, certes ! Avec un bruit de bou­chon qui saute, et surtout hors-scène. Dans Oncle Vania, on tire aus­si un coup de feu. Tou­jours der­rière la scène, comme l’indique la didas­calie. Mais la vic­time appa­raît aus­sitôt. On se bat, le presque assas­sin est dés­espéré : « qu’ai-je fait, qu’ai-je fait ! ». Dans Les Trois Sœurs, coup mor­tel, le futur mar­ié ne vien­dra pas. Adieu la vie dif­férente. L’acte trag­ique tra­verse pudique­ment la vie tchekhovi­enne comme pour rap­pel­er que l’intensité n’a pas dis­paru, même si on vit à la cam­pagne une vie de rou­tine. Simul­tané­ment, il faut vivre sa vie, con­tin­uer jusqu’à la tombe, assur­er en sachant que la réal­ité ne sera jamais à la hau­teur des rêves. Trig­orine, jusqu’à sa tombe, sera « moins bien » que Tol­stoï ou Tour­gue­niev. Macha devient Pauli­na sous nos yeux. Arkad­i­na voudrait vivre sans penser à la mort, mais la mort de son fils lui ouvre le chemin d’une vieil­lesse qui sera dif­fi­cile. Vania se révolte un peu puis renonce. À la dif­férence de Tre­plev qui ne sup­porte pas d’être rien, il accepte de con­tin­uer à vivre, ne sera pas, n’aurait prob­a­ble­ment jamais pu être un Schopen­hauer. Iri­na, la plus belle, la plus jeune, celle qui avait encore dans les mains tout un pos­si­ble –même si le fiancé n’était pas à la hau­teur des rêves — rejoint ses sœurs en dis­grâce. Comme leur frère qui ne devien­dra jamais le grand pro­fesseur qu’il aurait voulu être. Les trois sœurs regar­dent le vide devant elles. Une fois la gar­ni­son par­tie, il reste à se résign­er. « À Moscou ! À Moscou ! », s’écrient-elles pen­dant que l’impassible et inex­orable mou­ve­ment du temps abat leurs châteaux de sable. On voudrait pleur­er. On ne peut pas. La dra­maturgie tchekhovi­enne n’appelle ni la com­plai­sance ni la com­pas­sion. Elle ne racon­te jamais le des­tin mal­heureux d’un per­son­nage. Le cœur de ses pièces est fait du groupe d’hommes et de femmes qui vivent sous la loi inex­orable de la vie. Tchekhov dit : voyez-la, cette vie, dure dans son proces­sus, étrangère au bon­heur et au mal­heur des hommes. Elle dis­tribue le lot des êtres pen­dant un cer­tain laps de temps, indif­férente à ce qu’ils désirent ou à ce qu’ils red­outent. Avec Tchekhov, on n’est jamais dans le dos des per­son­nages, mais face à eux. On ne s’englue pas avec eux dans leurs impos­si­bil­ités, on les regarde s’engluer, avec, par­fois, une goutte de sueur qui vous coule dans le dos. Tchekhov est trop lucide pour être sen­ti­men­tal. Il aime ses per­son­nages, c’est évi­dent, mais ne leur accorde jamais la con­so­la­tion du vibra­to roman­tique. Je vous aime dans vos souf­frances, leur dit-il, puis il ajoute bru­tale­ment : la vie, c’est ça et rien d’autre, alors il fau­dra vous y faire. C’est la loi du « c’est comme ça » qui porte à un point de den­sité rare la per­spec­tive de la vie comme résig­na­tion. On a sou­vent ramené la lucid­ité tchekhovi­enne à la pro­fes­sion de l’auteur. Je sou­tiens pour­tant que Tchekhov n’est pas lucide à la manière d’un médecin. Tchekhov n’a pas le détache­ment du tech­ni­cien, sa lucid­ité est celle du poète. Dans sa dra­maturgie du renon­ce­ment pal­pite tou­jours la présence de ce à quoi il a fal­lu renon­cer. Le « c’est comme ça » se sou­vient tou­jours de ce que ce serait telle­ment mieux autrement. Tchekhov a un sens trag­ique de l’impossible. Impos­si­ble de penser que cela puisse être autrement. Impos­si­ble de ne pas penser que cela devrait être autrement.

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- PETER SELLARS ET LA MOUETTE. À Wash­ing­ton avec Gérard Morti­er pour voir (notam­ment) La Mou­ette de Tchekhov mise en scène par le met­teur en scène améri­cain Peter Sel­l­ars. Il avait présen­té à La Mon­naie une adap­ta­tion de l’Ajax de Sopho­cle actu­al­isée. Les chefs de l’armée grecque en lutte con­tre Troie (Agamem­non, Ménélas, Ulysse, Ajax, etc.) sont trans­posés en généraux améri­cains dans le con­texte de la guerre du Viet­nam. Spec­ta­cle puis­sant. Une image, entre autres, me frappe. Ajax, colosse bar­bu, est muet, il par­le en langue des signes, traduit quand il le faut par sa femme. Dis­so­ci­a­tion du geste et de la parole. Ce par­ti pris de mise en scène fait tout de suite sen­tir au spec­ta­teur l’étrangeté d’Ajax. Il n’est pas comme le reste de son camp. Sa soli­tude est physique­ment per­cep­ti­ble. Dans l’adaptation de Sel­l­ars, Ajax passe en cour mar­tiale pour un acte fau­tif. On l’amène sur le plateau dans une grande cage en verre fer­mée de tous côtés. Ses pieds baig­nent dans dix à vingt cen­timètres de sang. Il com­mence sa défense (traduite en paroles par sa femme) dans les gestes de la langue des signes. En accen­tu­ant ses gestes, il plonge par­fois les mains dans le sang qui se pro­jette alors sur les parois de verre. Ain­si a‑t-on en même temps la vio­lence de la guerre et la mise à dis­tance de la vio­lence. L’oreille entend la voix calme et neu­tre de l’interprète du réc­it d’Ajax (ver­sion froide) et l’œil perçoit la vio­lence des faits racon­tés par Ajax dans son lan­gage (ver­sion chaude) par le moyen d’une représen­ta­tion rad­i­cale­ment non nat­u­ral­iste, absol­u­ment spé­ci­fique à la scène comme lieu d’artifice. On retrou­ve cette dis­jonc­tion dans la mise en scène de La Mou­ette, mais sous une autre forme. La con­tra­dic­tion dans ce cas se situe entre le type de jeu et la scéno­gra­phie. Type de jeu : réal­iste, très Actor Stu­dio, le comé­di­en est le per­son­nage, iden­ti­fi­ca­tion rad­i­cale, exhi­bi­tion parox­ys­tique des sen­ti­ments. Scéno­gra­phie : un plateau nu, quelques chais­es rassem­blées, un piano. Donc, un espace où seront mis en scène non les per­son­nages, mais les acteurs. Non l’énoncé, mais l’énonciation. D’un côté (le jeu) un par­ti pris illu­sion­niste ; d’un autre côté (espace et mise en place), une volon­té d’affirmer la présence de la scène, sans chercher d’illusion référen­tielle. Du choc des con­traires nais­sait un beau spec­ta­cle, jouant de la prox­im­ité et de la dis­tance. Ce soir-là, le pub­lic améri­cain n’était pas ent­hou­si­aste. Il com­pre­nait mal, sem­ble-t-il, la propo­si­tion d’espace. J’imagine que si le spec­ta­cle avait été présen­té en France, c’est un jeu trop psy­chologique qui aurait sus­cité des réserves.

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Théâtre
HS21 - Accents toniques
Tchekhov
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Jean-Marie Piemme
Auteur, dramaturge. www.jeanmariepiemme.bePlus d'info
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