Opinions et passions

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Le 20 Oct 2002

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Jean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives ThéâtralesJean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives Théâtrales
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POUR MOI, il n’est jamais aisé de théoris­er après coup une expéri­ence théâ­trale, quel que fût l’accueil qui lui a été réservé. C’est encore plus com­plexe quand le spec­ta­cle a con­nu un grand suc­cès. C’est un peu comme si je craig­nais de figer les choses, de dimin­uer l’aventure, voire de la gauchir. Avant d’entreprendre une mise en scène, j’aime à penser que je ne sais pas et après j’aime à dire heureuse­ment. Je me livre cepen­dant avec plaisir à l’exercice mod­este du témoignage parce que Jean-Marie Piemme, l’homme et son écri­t­ure, ont été dans mon chem­ine­ment théâ­tral, dans ma pra­tique, une ren­con­tre impor­tante et riche.
Je con­nais Jean-Marie depuis pas mal de temps. Dès la fin des années 1980, il avait pris la bien bonne mau­vaise habi­tude de m’envoyer ses écrits. Ami égale­ment de Philippe Sireuil avec qui j’avais étudié au début des années 1970 à l’Institut Nation­al Supérieur des Arts du Spec­ta­cle (INSAS) à Brux­elles, il m’a été don­né de voir plusieurs réal­i­sa­tions à la scène des textes de Piemme. Mieux encore, j’ai eu l’occasion de me con­fron­ter en tant que comé­di­en à sa langue dans Com­merce gour­mand copro­duit par la Bel­gique, la Suisse et la France dans une mise en scène de Sireuil pré­cisé­ment. J’ai eu aus­si l’occasion d’approcher cette écri­t­ure en con­duisant un stage sur des extraits de six pièces à la Sec­tion Pro­fes­sion­nelle d’Art Dra­ma­tique de Lau­sanne. En clair, depuis ce jour heureux où Jean-Marie a subite­ment aban­don­né son statut de dra­maturge pour abor­der les rives de l’écriture per­son­nelle, j’ai été tenu au courant, j’ai eu le priv­ilège de par­ticiper au voy­age et j’ai com­pris très vite que quelque chose de fort venait de com­mencer.
C’est donc très logique­ment qu’en 1995 j’ai reçu le man­u­scrit encore chaud de Les Forts, les faibles. Je l’ai lu dans les jours qui suiv­aient. Et ce fut un vrai coup de foudre.
L’écriture de Piemme m’arrive, m’interroge, me sur­prend et m’échappe. Depuis pas mal de temps, j’ai com­pris que les textes que je souhaite met­tre en scène sont ceux qui me touchent, avec « une manière de mys­tère » et avec cette ques­tion : com­ment don­ner à voir et à enten­dre une telle œuvre ? Cela est-il seule­ment pos­si­ble ? Il y a chez cet auteur une appar­ente sim­plic­ité, une dra­maturgie qui paraît évi­dente et cepen­dant très élaborée, un sens du frag­ment et de l’ellipse, mais surtout, surtout, aucune pédan­terie. Piemme ne se perd jamais à don­ner des leçons, à affirmer un savoir que nous n’aurions pas, à affich­er je ne sais quelle cer­ti­tude, à moralis­er d’aucune façon. Il a un point de vue clair sur le monde et les êtres, mais jamais il ne pose son inter­pré­ta­tion comme une vérité pre­mière, au con­traire. Lui non plus ne sait pas et c’est à mes yeux son plus grand tal­ent et le car­refour de notre ren­con­tre.
Les thèmes traités dans les pièces de Jean-Marie m’intéressent et me préoc­cu­pent. Mais avec Les Forts, les faibles, il abor­dait plusieurs ques­tions qui me touchaient par­ti­c­ulière­ment. D’abord, com­ment essay­er de com­pren­dre la mon­tée des idées d’extrême-droite en Europe et à tra­vers le monde, au niveau des indi­vidus et non d’une quel­conque analyse glob­ale ? Ensuite, com­ment con­cili­er le choc entre les pas­sions et les opin­ions ? Enfin, com­ment vivre nos con­tra­dic­tions per­son­nelles tout en essayant de recon­stru­ire une appar­ente cohérence ? C’est dans ce sens que la pièce me par­le le plus. Nous sommes tous plusieurs des per­son­nages. Les préoc­cu­pa­tions des neuf « fig­ures » tra­versent cha­cun de nous, à un moment don­né de notre his­toire dans la grande His­toire, nous con­stituent et nous détru­isent, nous val­orisent ou nous pénalisent selon les moments, les modes, les inter­pré­ta­tions que nous faisons du monde et des autres. Ce sont les con­tra­dic­tions qui font la vie. Le poli­tique, c’est moi tout seul, dans ma tête et dans mon enveloppe char­nelle, je suis le corps du délit et de la délivrance au milieu d’autres corps, le corps élec­toral par exem­ple. Si Piemme affirme une chose dans cette pièce, c’est celle-là. Pour le reste, il se garde bien des cer­ti­tudes, il ques­tionne avec curiosité et human­ité, il ne répond ni n’accuse per­son­ne. A mon sens, c’est une œuvre frater­nelle sans manichéisme aucun.
Les Forts, Les faibles, c’est une his­toire bien racon­tée. La con­struc­tion est effi­cace et apparem­ment très sim­ple. Le dra­maturge Piemme sait faire bon usage de ce que l’analyse des grands prédécesseurs lui a appris. Il procède par touch­es, par fragments.J’irais même jusqu’à dire par musi­cal­ité, au sens où il fait enten­dre une chose à un moment don­né et trois scènes plus tard une autre qui résonne en sym­pa­thie. Il y a des espaces dans cette écri­t­ure, des silences, des oub­lis con­scients, des con­tra­dic­tions tra­vail­lées, des générosités exces­sives, des vio­lences vul­gaires, et cepen­dant tou­jours une véri­ta­ble ten­dresse pour toutes les « fig­ures ». En tra­vail­lant avec Sireuil en tant que comé­di­en dans Com­merce gour­mand, j’avais eu l’occasion de me con­fron­ter à la langue de Piemme. C’est une expéri­ence dif­fi­cile et assez sin­gulière. Il n’y a pas de « per­son­nages » au sens clas­sique du terme. Piemme ne cherche pas à repro­duire au théâtre le lan­gage du milieu social des pro­tag­o­nistes. On dirait que dans le texte qu’il nous livre, il a enlevé tous les chem­ine­ments psy­chologiques atten­dus. Il ne reste que ce qui fait mou­ve­ment de la pen­sée, action et réac­tion aux sit­u­a­tions, aux dis­cours opposés, à l’espace men­tal de l’autre. Il en résulte un théâtre dynamique, tou­jours en mou­ve­ment, tou­jours en prise directe avec l’axe cen­tral de la pièce.

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Écrit par Philippe Morand
Philippe Morand est acteur et met­teur en scène. Il dirige le Théâtre Le Poche de Genève où il...Plus d'info
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19 Oct 2002 — Lorsque j’ai découvert Le Tueur souriant de Jean-Marie Piemme, ce qui m’a d’emblée intrigué était la forme de ce texte…

Lorsque j’ai décou­vert Le Tueur souri­ant de Jean-Marie Piemme, ce qui m’a d’emblée intrigué était la forme de ce texte : sept pages d’une écri­t­ure ser­rée, ryth­mée par des para­graphes, sans autre indi­ca­tion de per­son­nages…

Par Jacques Vincey
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