S’adosser à l’écriture de Piemme
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S’adosser à l’écriture de Piemme

Le 19 Oct 2002
Article publié pour le numéro
Jean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives ThéâtralesJean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives Théâtrales
75
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Lorsque j’ai décou­vert Le Tueur souri­ant de Jean-Marie Piemme, ce qui m’a d’emblée intrigué était la forme de ce texte : sept pages d’une écri­t­ure ser­rée, ryth­mée par des para­graphes, sans autre indi­ca­tion de per­son­nages que des car­ac­tères majus­cules ou minus­cules, avec pour seul indice d’une final­ité théâ­trale, un sous-titre : Texte pour plusieurs acteurs.
Ce texte impose une pre­mière approche « géo­graphique », sa matière même oppose une résis­tance à une appréhen­sion immé­di­ate ou évi­dente. D’emblée, l’intelligence et la sen­si­bil­ité du lecteur sont sol­lic­itées pour pénétr­er le corps de cette écri­t­ure. Bien loin de rebuter par son her­métisme ou un quel­conque maniérisme, ce texte incite au jeu, dans tous les sens du terme.Jeu de piste pour en tra­quer les entrées pos­si­bles, plaisir de décou­vrir de nou­velles règles, et surtout, enjeux d’une appro­pri­a­tion et d’une inter­pré­ta­tion qui préser­vent et restituent la richesse poly­sémique du matéri­au brut. A l’exigence de cette forme cor­re­spond la den­sité du pro­pos.
Le Tueur SOURIANT est un homme de 23 ans qui entre dans une banque avec une arme, prend des otages, tue qua­tre per­son­nes, et qui, lorsque la juge lui demandé pourquoi il a « délibéré­ment recher­ché la plus extrême des vio­lences », ne peut que répon­dre : « Je ne sais pas ».
On iden­ti­fie claire­ment le motif du « ter­ror­iste sans cause », de cette vio­lence gra­tu­ite dont les médias ren­voient régulière­ment l’écho. Mais J.-M. Piemme pointe au-delà du fait divers l’intolérable de ces ques­tions qui demeurent sans réponse, de cette part d’obscurité qu’aucun dis­cours rationnel (poli­tique, soci­ologique, psy­chologique) ne parvient à éclair­cir.
Il s’attaque frontale­ment à ce qui nous échappe et se dérobe à toute expli­ca­tion ras­sur­ante. Il nous mène au bord du gouf­fre et nous con­fronte à « l’effroi du lende­main » .
Il choisit la recon­sti­tu­tion du braquage comme une mise en abyme du théâtre où cha­cun vient expos­er, re-présen­ter « sa » réal­ité. Il donne la parole aux vivants comme aux morts, il donne à enten­dre le vrai comme le faux et dans cet enchevêtrement de témoignages, de pen­sées, de mono­logues intérieurs, il met le lecteur devant la respon­s­abil­ité de se fray­er son pro­pre chemin. Et le met­teur en scène devant celle de trou­ver un traite­ment qui restitue le ver­tige de cette écri­t­ure kaléi­do­scopique.
Le texte com­mence par : Une voix dit : … Avec V. Caye, ma col­lab­o­ra­trice sur ce spec­ta­cle, nous avons décidé de suiv­re à la let­tre cette pre­mière indi­ca­tion et de nous efforcer tou­jours de coller au plus près de cette écri­t­ure, l’en­jeu étant de la faire réson­ner sans jamais la charg­er de sens ou d’intentions qui en réduiraient le foi­son­nement.
Le nar­ra­teur, une jeune femme témoin et otage du braquage, racon­te : elle est seule en scène, tra­ver­sée par les voix et les images des vingt-cinq autres pro­tag­o­nistes de cette recon­sti­tu­tion. Nous avons fait avec quelques acteurs un tra­vail d’enregistrement « radio­phonique ». Avec d’autres nous avons fait de cour­tes séquences d’images vidéo. À chaque fois, nous nous atta­chions à la proféra­tion du texte plus qu’à son incar­na­tion, dans le souci de don­ner à enten­dre et à voir, plus que d’interpréter. Avec A. Castel­lon, sur le plateau, nous avons tra­vail­lé dans le même sens, nous appuyant sur sa façon sin­gulière de s’emparer des mots de Piemme et de les adress­er au pub­lic, plus que sur une cohérence psy­chologique du per­son­nage. Enfin nous avons con­fron­té cet envi­ron­nement sonore et visuel à sa présence sur scène. La mise en ten­sion de ces dif­férents niveaux de réal­ité pro­dui­sait, je crois, une matière théâ­trale suff­isam­ment riche et ouverte pour que cha­cun puisse s’y engouf­fr­er à sa guise.
Après cette pre­mière étape de tra­vail, nous avons mon­té les deux pre­mières par­ties du trip­tyque : Les Nageurs et La Serveuse n’a pas froid. Ini­tiale­ment com­posé pour trois per­son­nages Eva, Glo­ria et Léa, nous avons pris le par­ti, en accord avec Piemme, de faire tra­vers­er ces trois pièces par le même per­son­nage : Glo­ria. Trois moments de son exis­tence donc.
L’écriture évolue au fil des trois textes. D’un réc­it linéaire qui suit la chronolo­gie des événe­ments dans Les Nageurs, nous pas­sons dans La Serveuse à une forme plus chao­tique dont les cloi­sons struc­turelles et tem­porelles éclateront dans Le Tueur.
Glo­ria nous racon­te sa vie. Elle prend d’abord appui sur un dis­posi­tif tech­nique qui pour­rait être celui d’une con­féren­cière : un micro, des pho­togra­phies qui fig­urent les per­son­nages de son his­toire, des films qui la situent dans un con­texte. Pro­gres­sive­ment cette forme se dérè­gle, les cartes se brouil­lent. Son his­toire la débor­de, lui échappe. On sort des clichés pour arriv­er à l’intime. Les uns après les autres, elle arrache les écrans pour pro­jeter les images (clichés) des per­son­nages de son his­toire sur les murs bruts du théâtre. Seule au milieu de ces spec­tres, son corps con­stitue l’ultime rem­part, la seule réal­ité tan­gi­ble attes­tant de sa présence au monde. Encore une fois, nous n’avons fait que nous adoss­er à l’écriture de Piemme en ce qu’elle nous racon­te de notre quo­ti­di­en et des moyens dont nous dis­posons pour le représen­ter.

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Écrit par Jacques Vincey
Jacques Vincey apprend le méti­er d’acteur en tra­vail­lant avec des met­teurs en scène comme P. Chéreau, R. Cantarel­la,...Plus d'info
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Jean-Marie Piemme

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