Juillet — septembre 2001
( Mouvement musical, deux ou trois minutes, davantage si on veut, joué par des acteurs pourvu qu’ils soient bons musiciens ou par des musiciens pourvu qu’ils soient bons acteurs. Pour le texte, les acteurs-musiciens travailleront avec amplification pour éviter de trop porter la voix. )
H1
Irrégulière, la respiration, presque saoule !
Retenue, relâchée, saccadée, affolée.
Puis des cymbales se sont jetées l’une sur l’autre,
ça claquait ça sonnait !
Mais peut-être n’était-ce qu’excès d’imagination.
Fièvre.
Pourtant, je l’entendais ce souffle — sifflement, devrais-je dire, le mot sifflement est plus juste. J’entendais respiration, souffle, sifflement de mon frère tout jeune.
Son instant final.
H2
Que dis-tu ?
Tu parles de moi ?
De Paulina, de toi et de moi ?
( Film d’archives, images d’une exécution prises dans l’actualité ou dans une histoire récente, en noir et blanc si possible, aucun son. Après les images, un mouvement musical. )
H1
Infinitude de la nuit. Au pied de la falaise l’océan qui menace.
Un jour,
Frère tout jeune contre le chambranle de la porte
et Paulina nue
et moi entre les jambes de Paulina nue.
Lui regarde
ne dit rien, regarde.
Paulina traversée de jouissance le voit, il détourne la tête.
Tu l’aimes mieux que moi, dit-il.
A qui parle-t-il ?
À elle ?
A moi ?
L’armoire qui s’ouvre. Frère tout jeune qui saisit le fusil posé sur l’étagère supérieure, le plie en deux,
y glisse
deux cartouches, referme le mécanisme,
et nous,
serrés dans le lit, nous écoutons monter le chant du pire.
Terrible, cette nuit, dit mon frère, car je suis plus nu que vous.
Et le fusil vacille dans sa main sans qu’on sache s’il veut nous abattre
ou se donner la mort.
H2
Paulina, aimes-tu mon frère ?
H1
Oui dit-elle.
H2
Paulina, m’aimes-tu moi ?
H1
Oui dit-elle. Voix claire. Yeux clairs.
H2
Alors qu’il en soit ainsi.
H1
Et déjà c’est l’aube. Il ouvre la fenêtre, abat un oiseau, un deuxième
presque sans viser,
nous embrasse, s’en va sur la falaise.
Et son chant monte face aux flots.
Le lendemain, et le lendemain du lendemain, et tant de jours encore, Paulina l’aime, l’aime infiniment,
l’aime autant que moi,
chante avec lui
revient à moi, le feu aux joues, du sable sur les cuisses.
Lui, le mari devenu amant.
Moi, l’amant devenu mari. Et le monde ainsi fait est bien fait.
Jusqu’au jour où l’ennemi passe la frontière.
( Film d’archives, noir et blanc, par exemple un territoire vu d’avion, pas de son. )
H2
A la seconde où j’ai su que ceux de l’extérieur étaient entrés chez nous,
qu’ils voulaient nous soumettre, ou nous chasser, ou nous exterminer,
j’ai dit : un territoire, plusieurs langues, mais face à l’incursion,
un seul réflexe : combattre.
Je me suis rendu dans un bureau de la capitale, au recruteur j’ai dit :
Je veux m’engager.
Quoi ?
Je veux m’engager.
Il dit quoi ce type ? Qu’est-ce que tu racontes, mon gars ?
Je ne comprends rien à ce qu’il dit. Vous comprenez-vous ?
Allez me chercher l’interprète.
Une femme est venue.
Elle traduisait ma langue dans la langue officielle,
la bonne langue, la langue reconnue.
Le type me jaugeait : « Ces gens-là sont peut-être de chez nous, mais ils causent sabir baraguin, charabia,
et en plus : malingres, chétifs ! Courageux, on ne sait pas. »
Et je répondais
Engagez-moi
toute force est bonne à prendre, dans l’affrontement
ma langue vaut bien la vôtre,
et chétif et malingre
je ne le serai pas devant l’ennemi, car je défends mon bien,
ma maison, le ventre de ma femme, le demain des fils
que je n’ai pas encore engendrés.
Et le recruteur : sauras-tu faire les gestes qu’il faut ?
Oui, je saurai tuer quand il le faudra, se défendre est un droit.
Tuer pour se défendre est un droit : traduis ça, dis-je, à l’interprète.
Donc, me suis enrôlé
moi aussi ai rampé, ai surgi dans le dos de l’ennemi extérieur.
Je me redresse, saisis la tête, couteau dans l’autre main, tranche la gorge, rejette le corps,
essuie la lame
sur uniforme ennemi, continue mon chemin, cherche
une autre gorge, coupe tranche sang qui gicle
tout cela combien de fois ? Et pendant combien de jours ?
Mieux vaut eux que moi !
Dans nos cerveaux, l’hécatombe.
Et moi, maçon devenu boucher, parce que boucherie s’apprend comme s’apprend maçonnerie.
Moi, le boucher-maçon, moi, rien.
Pas mort.
Vivant intact. Du sang partout, bien sûr. Et pourquoi pas sur les mains ? Est-ce le mien, ce sang
sur mes mains ? Mon sang à moi ?
Oui, carcasse intacte. Moi, rien. Sauf bras gauche dénudé jusqu’à l’os
et peut-être déjà la gangrène qui s’y met.
Mais non. Pas bien grave tout cela !
Je souris. Je sifflote. Autour de moi, la java des râles piétine l’herbe rouge.
H3
L’orchestre du monde manque de rigueur.
Beaucoup de fausses notes.
J’ai tué Frère tout jeune
J’ai tué Petit soldat.
H1
Quelqu’un a‑t-il dit quelque chose ? Je n’ai pas entendu.
H3
J’ai tué ton frère tué, tué Frère tout jeune, tué Petit soldat.
Veux-tu que je raconte sa mort ?
Lumière chien et loup
aube froide, ma voix rauque commande le peloton d’exécution.
En joue, feu !
Et lui pousse un dernier cri sabir baraguin charabia.
Vite,
mon pistolet pour le coup de grâce.
Mort d’un traître, dit l’état-major.
Mort d’un traître, dit le journal.
Mort d’un traître :
moi aussi, je le disais, ou, plutôt, ma voix le disait.
H1
Assez ! Assez !
Ai-je crié ?
La grêle de mes coups s’abat sur l’homme gradé, le précipite
contre les pierres de la maison. Aimes-tu
les murs, homme gradé ? Aimes-tu coller les traîtres au pied
des murs ? Allons souris, n’as-tu pas fait ton devoir,
un bon chef doit savoir nettoyer la vermine, pas vrai ? Et ce plouc-là
pour une vermine c’était une vermine pas vrai ? Un sacré
rat, pas vrai ? Je frappe. L’arcade sourcilière
éclate. La mort pour ceux qui nous mettent à mort.
Une seconde vague de coups projette l’homme gradé sur le sol.
Et ma femme de chagrin et de larmes
entre à son tour
vengeresse
la femme de mon frère
notre femme, notre amante.
Elle crache sur la bouche du gradé
oui
tu l’as exécuté, tu l’as exécuté, dit-elle,
ça je le comprends rien qu’à la honte dans ta voix.
L’homme ne s’est pas défendu.
Aucune plainte.
Aucune protestation.
Le sang coule le long de sa joue.
Il se relève.
H3
Je vous remercie.
C’est peu de chose pour la disparition d’un frère, et moins encore
pour la perte d’un mari.
Voulez-vous savoir ?
Mort pour rien le frère le mari
mort
à cause de sabir baraguin charabia.
Blessure au bras. Est envoyé
à l’infirmerie du front, se perd en route, une patrouille le ramène.
Ne parle que sabir baraguin charabia, Frère tout jeune.
( Série de sons pouvant faire penser à une langue inconnue, ils forment une composition musicale. )
Qu’est-ce qu’il raconte ce plouc, dit le médecin-chef, vous y comprenez quelque chose, vous ?
Cause comme tout le monde on lui dit
( Série de sons, toujours la composition musicale. )
Jérémiades suspectes. Comprends rien à ce qu’il dit, ce trouduc !
Déserteur, probablement un déserteur, salaud de déserteur
pas joli tout ça !
Et lui, Petit Soldat,
toujours sabir baraguin charabia
sabir baraguin charabia
sabir baraguin charabia.
Et l’autre : mais si, t’es un déserteur, c’est bien ça qu’tu veux, te tirer d’ici,
te fourrer dans des draps blancs avec un cul de femme dans la main,
vous êtes tous les mêmes, des couilles molles, tous comme ça, je suis sûr qu’tu m’comprends très bien,
joues pas au con avec ta langue de con qui me prend pour un con. Pour la comprenure, fallait amener
ton dico, mon gars !
( Rires, musicalement travaillés. )
Mais voici le haut gradé-juge.
Il parle la bonne langue.
Dans la satisfaction du bon parler,
explique
que dans sabir baraguin charabia il n’y a pas d’amour pour la vraie langue,
qu’un homme qui parle mal ne respecte rien.
Surtout pas sa patrie.
Que, de ce non-respect à la désertion, il n’y a qu’un pas.
Que ce pas vient d’être franchi.
Que qu’un acte sans honneur mérite une mort sans honneur.
Donc : dos au mur, le plouc !
Vous commanderez le peloton, me dit-il.
Dans ma tête, les dents d’une scie :
tu sais que cet homme est innocent.
Tu sais que cet homme est innocent.
Tu sais que cet homme est innocent.
Un ordre est un ordre.
Maintenant droit contre le mur, maintenant le bandeau sur les yeux
gueules de fusils présentez arme en joue,
et puis coup de grâce dans la nuque
et fini !
Yeux clos terre dans la bouche.
H1
Pourquoi cet homme est-il venu jusqu’ici, dit ma femme
la femme de mon frère ?
Et l’homme gradé sans comprendre
comprend le sabir baraguin charabia de ma femme.
H3
Venu pour dire que la scie intérieure n’arrête plus de scier.
Venu pour reconnaître qu’un ordre n’est pas un ordre.
Venu pour récurer la conscience !
H1
Fait-il.
Femme dit : un mort pour un mort.
Moi je dis : un mort pour un mort.
Femme dit : langue contre langue.
Moi je dis : langue contre langue.

