Le théâtre et « La cerisaie », une parabole de la crise

Le théâtre et « La cerisaie », une parabole de la crise

Le 1 Mar 1999

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Paul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives ThéâtralesPaul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives Théâtrales
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« Ce jardin vous plaît ? Veillez à ne pas le détru­ire car il est à vous »
Mal­colm Lowry, AU-DESSOUS DU VOLCAN. 

LA CERISAIE, œuvre ultime de Tchekhov avec laque­lle le vingtième siè­cle com­mence, est une parabole de la crise. Mais cette crise, on peut la déplac­er dans le domaine du théâtre. Elle débute presqu’à la même époque, lorsque le théâtre de loisir, théâtre qui drainait les foules et en même temps sédui­sait les aris­to­crates, a été rem­placé pro­gres­sive­ment par le théâtre d’art. La muta­tion s’est pro­duite sous la pres­sion de l’émer­gence de cet extra­or­di­naire loisir incon­nu aupar­a­vant que fut le ciné­ma et qui a obligé le théâtre à aban­don­ner une par­tie de son ter­rain de jadis, le loisir, pour se con­stituer en art à part entière. Cela va entraîn­er la perte de son ancien statut majori­taire car il subit, sous la pres­sion du ciné­ma dont la dif­fu­sion est énorme, le même change­ment que la ceri­saie men­acée par l’avènement du train qui l’ouvre à la démoc­ra­ti­sa­tion des vacances esti­vales. Le train et le ciné­ma — fac­teurs de la civil­i­sa­tion mod­erne qui pla­cent le verg­er aus­si bien que le théâtre sous Le signe de la crise. 

Gaev, au terme de l’acte pre­mier, recon­naît la grav­ité de la sit­u­a­tion et il pro­pose plusieurs remèdes faute de pou­voir en trou­ver un seul, véri­ta­ble­ment effi­cace. Fort de l’ex­péri­ence médi­cale de Tchekhov, le frère recon­naît que par sa stratégie il ne peut qu’at­ténuer la crise, mais pas en sor­tir. Lopakhine, au con­traire, avance obstiné­ment un seul argu­ment, con­va­in­cu qu’il n’y a pas d’autre hypothèse : abat­tre la ceri­saie pour sauver économique­ment les maîtres. Face au dan­ger, voici la réponse. 

Une parabole intéresse parce qu’elle per­met de s’ap­puy­er sur le pre­mier niveau, con­cret, du réc­it pour accéder à un autre niveau, proche de l’ex­péri­ence du lecteur où du pub­lic. Elle rap­pelle aujourd’hui la sit­u­a­tion du théâtre ou du livre face à l’expansion des tech­nolo­gies mod­ernes. Cent ans après le début de la crise du théâtre, nous vivons actuelle­ment en pleine crise du livre et les défenseurs de l’In­ter­net par­lent avec l’as­sur­ance des nou­veaux Lopakhine. De même que le théâtre fut mis en cause, le livre subit aujourd’hui une pres­sion sim­i­laire : ces deux sup­ports de la cul­ture, la scène et la page, sem­blent être tout aus­si voués à la dis­pari­tion que le splen­dide verg­er tchekhovien. La perte de leur anci­enne cen­tral­ité se jus­ti­fie par des argu­ments qui repren­nent terme par terme le dis­cours de Lopakhine. Le procès instru­it au verg­er nous appa­raît comme le pro­to­type du procès engagé aujourd’hui au théâtre ou au livre. 

Limi­tons-nous au domaine du théâtre dans sa rela­tion au verg­er. Cette assim­i­la­tion, en rien arbi­traire, con­firme la dimen­sion parabolique de l’œuvre, à la fois enrac­inée dans une expéri­ence con­crète et ouverte à une lec­ture actuelle. Il est intéres­sant de relever aus­si bien les argu­ments de l’accusation que ceux de la défense à par­tir de l’œuvre, de même que de l’ex­péri­ence du siè­cle qui s’achève. À par­tir du débat autour du verg­er nous pou­vons recon­stituer le débat autour du théâtre. 

Le procès : les argu­ments de l’ac­cu­sa­tion 

Quels sont les prin­ci­paux argu­ments invo­qués pour jus­ti­fi­er la rad­i­cal­ité de Lopakhine ? 

La faib­lesse économique 

Firs évoque une recette oubliée pour le traite­ment des ceris­es, ce qui désor­mais rend le verg­er entière­ment impro­duc­tif. Il n’a plus pour lui que la beauté déco­ra­tive qui ne peut guère inter­venir comme argu­ment dans une logique fondée sur l’ef­fi­cac­ité cap­i­tal­iste. Et le théâtre n’est-il pas l’objet des mêmes réserves ? N’est-il pas mis en cause pour son faible pou­voir économique ? N’a‑t-il pas per­du lui aus­si « la recette » du loisir qui drainait jadis un pub­lic aujourd’hui séduit par d’autres pra­tiques ? N’a‑t-il pas cessé, comme la ceri­saie, d’être source de béné­fices en se révélant cri­ti­quable sur le plan des béné­fices financiers ?

L’ac­céléra­tion des rythmes 

Le train rend la ceri­saie acces­si­ble et la dis­tance qui la sépare de la ville se fran­chit autrement plus vite que par le passé. Nous entrons dans ce que l’on appelle aujourd’hui « le cir­cuit court », à savoir le cir­cuit qui per­met au désir de s’accomplir avec une rapid­ité incon­nue aupar­a­vant. Le verg­er intéresse les esti­vants parce qu’il est devenu facile d’ac­cès. Lopakhine, le pre­mier, a com­pris cette muta­tion et il l’invoque lorsqu’il envis­age la destruc­tion de la ceri­saie au prof­it du lotisse­ment présen­té comme « démoc­ra­tique ». 

Le théâtre, lui aus­si, fut soumis au même change­ment en rai­son de cette accéléra­tion dont le ciné­ma et ensuite la télévi­sion ont béné­fi­cié : l’un comme l’autre peu­vent être dif­fusés avec une facil­ité qui ne sera jamais la sienne. Le théâtre reste étranger à la vitesse et sauve­g­arde les ver­tus de la lenteur. Le ciné­ma et surtout la télévi­sion instau­rent le « cir­cuit court » aux dépens du « cir­cuit long » auquel le théâtre con­tin­ue à être encore affil­ié car inapte à pénétr­er le monde avec la pré­cip­i­ta­tion de ses com­péti­teurs. Il ressem­ble à la ceri­saie d’a­vant l’arrivée du chemin de fer, espace-îlot qui exige de l’ef­fort pour y accéder.

La démoc­ra­ti­sa­tion 

Le ceri­saie, selon le pro­gramme de Lopakhine, cessera d’être un domaine réservé pour s’ou­vrir aux esti­vants : elle entre dans le domaine du pluriel. Au cer­cle restreint des maîtres et de leurs proches suc­cédera le cer­cle élar­gi des nou­veaux rich­es épris des plaisirs de la cam­pagne. Les don­nées numériques de l’oc­cu­pa­tion du ter­rain changent rad­i­cale­ment. 

LA CERISAIE de Tchekhov, Mise en scène Stéphane Braunschweig. Photo Marc Enguerand.
LA CERISAIE de Tchekhov, Mise en scène Stéphane Braun­schweig. Pho­to Marc Enguerand.

Sur le plan du nom­bre, le théâtre aus­si, même lors de ses plus reten­tis­sants suc­cès, n’est qu’une mis­ère par rap­port au vol­ume des spec­ta­teurs touchés par les nou­veaux médias. Il ne dis­pose pas des ressources indis­pens­ables à un égal élar­gisse­ment du pub­lic, il ne peut pas par­ticiper à cette com­péti­tion, il reste voué aux don­nées d’un pub­lic « famil­ial », comme le verg­er qui sus­cite les con­voitis­es des « nou­veaux maîtres ». Et, inapte à accueil­lir les mass­es, il ne peut sus­citer que des mis­es en cause appar­en­tées à celles for­mulées par Lopakhine. Il tient du « cer­cle restreint » qui le rat­tache aux minorités. C’est pourquoi le théâtre nous appa­raît aujourd’hui comme une ceri­saie assiégée. 

Le procès : les argu­ments de la défense 

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Écrit par Georges Banu
Écrivain, essay­iste et uni­ver­si­taire, Georges Banu a pub­lié de nom­breux ouvrages sur le théâtre, dont récemment La porte...Plus d'info
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