Des mains voltigeantes

Des mains voltigeantes

Le 8 Oct 2002

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Jean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives ThéâtralesJean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives Théâtrales
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LE DOS est le réduit inex­pugnable, inac­ces­si­ble au regard de cha­cun. Au début, lorsque le monde se présente encore embrumé et con­fus, nous com­mençons par décou­vrir les mains qui volti­gent devant nous, sans savoir quelles nous appar­ti­en­nent. Lorsque nous entrevoyons pro­gres­sive­ment les choses qui nous entourent, peu à peu, nous décou­vrons la sur­face vis­i­ble de notre pro­pre corps ; et nous arrivons même à regarder les zones qu’avec le temps nous ne ver­rons plus. Avec l’âge, seule son élas­tic­ité per­me­t­tra au con­tor­sion­niste de voir la plus grande par­tie de son corps. Mais le dos est en toutes cir­con­stances comme la face cachée de la lune ; nous pour­rons le voir inscrit sur une pho­to ou réfléchi dans un miroir. En réal­ité, nous ne pour­rons jamais le voir. On établit ain­si, naturelle­ment, la dif­férence entre ce que je peux voir et ce que je ne peux pas voir de mon corps, encore qu’il soit à la vue de tous.
L’être vivant est une œuvre géniale­ment dynamique et poly­sémique. Nous pou­vons observ­er dans l’être humain des inépuis­ables com­bi­naisons, rarement en con­so­nance, entre l’intériorité, la ges­tu­al­ité, la sonorité des sons et le sens des mots. Cepen­dant, il y a tou­jours des lim­ites qui con­di­tion­nent le nom­bre de pos­si­bil­ités et surtout celle de ne jamais pou­voir voir notre dos, qui établit dès le départ un rap­port dialec­tique entre ce que je peux voir de moi et ce que les autres eux seuls peu­vent voir.
Tout au long de mon expéri­ence théâ­trale, je me suis aperçu que la représen­ta­tion de la femme ou de l’homme en scène avait une dimen­sion d’autant plus humaine que cette représen­ta­tion avait recours au développe­ment des rela­tions dialec­tiques entre ce qui est exprimé explicite­ment ou implicite­ment par le corps. Ce que dit l’acteur se présente tou­jours comme dans la vie, dans une rela­tion dialec­tique avec ce qu’il fait. Même si l’acteur n’en n’a pas la con­science, c’est ce qui arrive, quoique par le biais d’une forme sub­lim­i­nale et sou­vent cachée der­rière la récur­rence d’une pos­ture dite du quo­ti­di­en, qui ne pré­tend exprimer rien de par­ti­c­uli­er. Or l’acteur réus­sit d’autant mieux qu’il prend con­science de ce rap­port dialec­tique. Être de dos, en scène, lorsque l’acteur s’exprime de face, crée un con­traste qui devient énigme dans la mesure où il réflé­chit le déséquili­bre émo­tion­nel et le doute et vient ain­si clar­i­fi­er l’option dra­maturgique qui pré­tend obtenir une meilleure crédi­bil­ité par sa façon d’agir.
L’acteur se voit à tra­vers le regard du spec­ta­teur. Il représente men­tale­ment ce qui est observ­able par le spec­ta­teur. Il peut et doit gér­er les moyens qu’il a à sa dis­po­si­tion, dénonçant, ou non, ses inten­tions et con­tra­dic­tions.
Lorsque j’ai lu l’œuvre de Georges Banu, si per­ti­nente et si bien doc­u­men­tée, je n’ai pas pu m’empêcher de me rap­pel­er d’un spec­ta­cle qui, par coïn­ci­dence, avait beau­coup à voir avec cette thé­ma­tique. Il me sem­ble aujourd’hui, et après m’être con­fron­té avec L’HOMME DE DOS, qu’à cette époque-là j’ai obéi à des pré­sup­posés dra­maturgiques qui m’ont con­duit davan­tage à une sorte de mise en place, plus qu’à une mise en scène. Peut-être parce que j’étais plus près de la struc­ture dra­maturgique d’un pein­tre que de la dra­maturgie d’un spec­ta­cle. Je m’explique : dans NORA1, créa­tion que j’ai dirigée au « Théâtre‑O Ban­do » en 1988, il y avait un per­son­nage qui, pen­dant plus d’une heure, se main­te­nait tou­jours de dos, bien qu’il se déplaçât en cer­cles. Quand, pour un motif pré­cis, il devait se plac­er momen­tané­ment de face, il se cou­vrait le vis­age avec les mains. Il s’agissait d’une des innom­brables ver­sions des con­tes sur les deux frères, qui nous ren­voient évidem­ment à Caïn et Abel, mais aus­si à un con­te égyp­tien2 qui date d’il y a env­i­ron 3 500 ans et à d’autres con­tes comme celui d’Amgiad et Assad des MILLE ET UNE NUITS3. Qui était alors ce per­son­nage qui cachait son vis­age dans tous ces con­tes ? C’était la mère des deux frères. Au début, elle cachait son vis­age non seule­ment à la vue des spec­ta­teurs, mais aus­si à tous les autres per­son­nages présents sur scène. Après, peu à peu, elle per­dait ses défens­es devant ceux avec qui elle jouait. À la fin, et en brèves sec­on­des, elle révélait son vis­age défig­uré au pub­lic. Ain­si se man­i­fes­tait son sen­ti­ment de cul­pa­bil­ité et sa douloureuse « réin­ser­tion sociale ». J’ai la sen­sa­tion que je n’ai pas exploré suff­isam­ment, à ce moment-là, l’appropriation, par l’acteur, de la rela­tion dialec­tique entre cette pos­ture-là et la man­i­fes­ta­tion de ses affects. Si je me sou­viens bien, ce per­son­nage se con­stru­i­sait plus comme un con­teur moral­iste que comme la représen­ta­tion d’une per­son­ne capa­ble de s’impliquer émo­tion­nelle­ment.

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