Écris-moi une marionnette
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Écris-moi une marionnette

Le 28 Avr 2002
Article publié pour le numéro
Voix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives ThéâtralesVoix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives Théâtrales
72
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QUAND ON ÉVOQUE le monde des mar­i­on­nettes aujourd’hui, notre imag­i­naire col­lec­tif reste encore pro­fondé­ment nour­ri par l’imagerie de Guig­nol. Dif­fi­cile de par­ler ou de réfléchir à pro­pos de la mar­i­on­nette sans que l’ombre portée de cette mytholo­gie pop­u­laire ne vienne obscur­cir, ou rétré­cir, toute pos­si­bil­ité d’invention ou d’avenir. Ceux qui fab­riquent, ani­ment et manip­u­lent ces êtres sans vie, qui nous font rêver qu’ils en ont une, sont pour­tant de plus en plus nom­breux à penser que leur art par­le à tous, et pas seule­ment aux enfants, et pas même à la part enfan­tine qui som­meille en cha­cun de nous.
Sans doute les met­teurs en scène de théâtre, tout au long du XXᵉ siè­cle, avaient sen­ti la force créa­trice que la mar­i­on­nette pou­vait apporter à leur art : Artaud, Craig, Mey­er­hold, Kan­tor, Mnouchkine, Tan­guy, Gabi­ly, Nova­ri­na, de nom­breux con­cep­teurs de l’art scénique du XXᵉ siè­cle ont sen­ti que les mar­i­on­nettes pou­vaient les aider à res­saisir la force vitale de leur plateau. Sous la forme de textes théoriques ou dans des spec­ta­cles-man­i­festes, ces inven­teurs de la scène mod­erne doivent beau­coup à l’art des man­nequins.
D’où cette ques­tion : que lui ont-ils trou­vé, à la mar­i­on­nette, si celle-ci reste forte­ment engluée dans un imag­i­naire tra­di­tion­nel, et essen­tielle­ment répéti­tif, pour ne pas dire « con­ser­va­teur » de formes ? Com­ment com­pren­dre que les plus grands inno­va­teurs ont puisé là leurs inno­va­tions les plus déci­sives ? On peut répon­dre, d’une for­mule, que la mar­i­on­nette, aban­don­nant ses fonc­tions sociales immé­di­ates, a trou­vé dans l’élément du théâtre un nou­veau ter­rain qui l’a com­plète­ment méta­mor­phosée. Au plus loin des fig­ures con­ser­va­tri­ces du monde de l’enfance, elle s’est mise à pou­voir pos­er des ques­tions au théâtre — des ques­tions que celui-ci ne pou­vait for­muler par lui-même. La révo­lu­tion théâ­trale qui s’opère au XXᵉ siè­cle avait absol­u­ment besoin de trou­ver des alliés effi­caces pour bat­tre en brèche le réal­isme et la psy­cholo­gie incar­née. Les êtres inertes et sans âme ont servi de pré­cieux aux­il­i­aires pour dépouiller les scènes européennes de ces scories insis­tantes. La mar­i­on­nette a en effet une dou­ble valeur morale indis­cutable : elle ressem­ble par­faite­ment à l’être humain — dis­pen­sant du coup celui-ci de toute corvée d’imitation réal­iste. Elle est par ailleurs capa­ble d’une per­fec­tion mécanique que l’homme n’a pas à vouloir égaler. Dans les deux cas (et on peut les penser ensem­ble, ou séparé­ment), le théâtre gagne tout à déléguer aux mar­i­on­nettes cette tâche ingrate et néces­saire de l’imitation rigoureuse. Il lui reste alors l’espace, nou­veau et com­plète­ment en friche, d’une inven­tion de fig­ures en dehors de toute vel­léité réal­iste ou psy­chologique. Déléguant ce soin à la mar­i­on­nette, l’acteur se réap­pro­prie alors le soin de toutes les folies. L’être inerte imite (le vivant) pen­dant que l’acteur (en vie) l’élargit.
Ce détour par l’art de la mise en scène théâ­trale est néces­saire pour com­pren­dre ce qui arrive aujourd’hui à l’art de la mar­i­on­nette. Un siè­cle plus tard, celle-ci se trou­ve con­fron­tée aux mêmes ques­tions : com­ment devenir mod­erne ? Cette ques­tion, si sim­ple en apparence, n’en est qu’à ses pre­miers bal­bu­tiements. Mais le proces­sus sem­ble fer­me­ment engagé. Les mar­i­on­nettes ont quit­té le guig­nol de leur enfance. Elles cherchent d’autres voies, d’autres mots pour dire ce qui fait ce monde-ci. Elles assu­ment claire­ment de pou­voir en dire quelque chose entre adultes. En dire quelque chose, creuser un sens en dehors des facil­ités infan­til­isantes. C’est là le nœud sen­si­ble. On sent bien, depuis quelques années, que l’écriture peut, par­mi d’autres moyens, per­me­t­tre ce nou­veau développe­ment. De nom­breux mar­i­on­net­tistes se posent en effet la ques­tion du matéri­au textuel de leurs spec­ta­cles.
Tra­di­tion­nelle­ment, le texte est con­sid­éré par les mar­i­on­net­tistes comme un élé­ment sec­ondaire dans le proces­sus de créa­tion. Le cœur de leur tra­vail se situ­ait plutôt dans la con­cep­tion et dans la fab­ri­ca­tion des êtres à ani­mer. C’est la con­cep­tion et la fab­ri­ca­tion des poupées qui sem­ble lit­térale­ment énon­cer, dicter ce qu’il y a à dire. Mais ce qu’ils dis­ent et com­ment ils le dis­ent, voilà deux ques­tions qui sont restées longtemps com­plète­ment sec­ondaires. C’est sur ce dou­ble ter­rain que les choses com­men­cent à chang­er — la « dra­maturgie » et le « jeu » com­men­cent à devenir de réelles ques­tions.
La mar­i­on­nette est en train de recevoir du théâtre (et du théâtre de texte) ce qu’elle lui avait don­né, un siè­cle aupar­a­vant. Là où la mar­i­on­nette avait per­mis la fon­da­tion des bases de la mise en scène mod­erne au théâtre, il appa­raît de plus en plus que le texte dra­ma­tique est en train de jeter les bases d’une nou­velle con­cep­tion du monde des êtres inan­imés. Après tout, rien de plus évi­dent. Pourquoi des êtres de chif­fon, papi­er, aci­er, os ou bois ne pour­raient-ils pas exis­ter pour dire un texte futur, pour dire un texte par eux et pour eux voulu, comme cela arrive dans le monde du théâtre (mal­heureuse­ment trop rarement — la mise en scène reste encore un art hégé­monique et peu ouvert aux nou­velles écri­t­ures) ? L’invention du poème est alors con­sub­stantielle à la créa­tion des mar­i­on­nettes. On dit par­fois que les mar­i­on­net­tistes sont les derniers des démi­urges, créa­teurs de monde qu’ils façon­nent entière­ment à leur image, ultime avatar de dieu dans un monde partout laï­cisé. Prenons l’image au mot. Si le mar­i­on­net­tiste est un démi­urge, sa créa­tion doit bien naître d’un verbe. C’est à ce prix, dans notre Tra­di­tion, que les mon­des se créent…
L’irruption du texte dans le monde des mar­i­on­net­tistes ressem­ble vrai­ment beau­coup à celle du man­nequin dans l’univers des met­teurs en scène du théâtre d’art. Dans les deux cas, on sent bien que c’est le corps étranger, le moins atten­du, le plus éloigné, qui peut, juste­ment, faire avancer le tra­vail. Tout reste encore à faire. On sent bien que les ren­con­tres sont à venir. Mais pourquoi ne pas imag­in­er que de grandes écri­t­ures dra­ma­tiques nous viendraient pré­cisé­ment de ces scènes-là ?

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Écrit par Bruno Tackels
Bruno Tack­els est essay­iste et dra­maturge. Il est pro­duc­teur d’émissions théâ­trales à France-cul­ture, et rédac­teur pour la revue...Plus d'info
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Voix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives Théâtrales
#72
avril 2002

Voix d’auteurs et marionnettes

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