Les épreuves de la liberté
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Les épreuves de la liberté

Le 30 Juin 2000

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L'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives ThéâtralesL'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives Théâtrales
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QUI SE SOUVIENT encore du roman À L’OUEST, RIEN DE NOUVEAU ? Le roman d’une guerre, le roman de plusieurs généra­tions. Aujourd’hui, en le para­phras­ant, la ques­tion peut être retournée : 
à l’Est, quoi de nou­veau ?
1989. le monde attendait le renou­veau. Les artistes l’espéraient et nous, spec­ta­teurs, nous comp­tions sur des hori­zons à décou­vrir, des œuvres à explor­er, des événe­ments à vivre. Aujourd’hui, dix ans plus tard, autant le dire, si le som­meil de la rai­son engen­dre des mon­stres, le rêve de la lib­erté, à l’Est, a engen­dré des décep­tions. Rap­porté à la démesure de l’at­tente, le théâtre ne l’a pas con­fir­mée et, implicite­ment, il invite à recon­sid­ér­er le dis­cours sur le rap­port de l’artiste au pou­voir. Le posi­tion­nement dichotomique et antin­o­mique tant répudié sous le règne de l’ancien régime se décou­vre, a pos­te­ri­ori, cer­taines ver­tus. Mais peut-on entretenir de pareilles nos­tal­gies, cul­tiv­er de tels regrets, bref oubli­er la souf­france au nom des béné­fices que l’art et le théâtre en par­ti­c­uli­er ont pu en tir­er ? Non, coûte que coûte. 

La glacia­tion con­ser­va­trice 

Kun­dera n’a pas cessé de com­bat­tre le voca­ble « pays de l’Est » en invo­quant la réal­ité de l’Europe d’avant-guerre, où les pays de cette zone se dis­tin­guaient par des degrés d’évo­lu­tion poli­tique, cul­turelle ou sociale qui leur per­me­t­taient d’af­firmer une iden­tité irré­ductible. Europe diver­si­fiée et con­trastée. L’Eu­rope cen­trale et l’Europe ori­en­tale, cla­mait l’écrivain, ne pou­vaient être réu­nies qu’ar­bi­traire­ment sous une com­mune appel­la­tion. Cer­tains n’y ont vu que de l’orgueil, car prêts à admet­tre ce à quoi s’est employé le pou­voir sovié­tique durant presque un demi-siè­cle : effac­er les dif­férences, les aplanir, pour qu’un mod­èle unique s’im­pose avec une même organ­i­sa­tion, une même per­spec­tive, une même autorité.
Aujourd’hui, avec sur­prise, nous décou­vrons que la plaque de glace qui avait recou­vert « l’Est », n’a pas annulé les dif­férences et que, mal­gré tout, elles ont sub­sisté. Résis­tance tacite à l’é­gard du sys­tème. Elles ressus­ci­tent et le théâtre enreg­istre et respecte même les écarts creusés dans cette par­tie de l’Europe avant le com­mu­nisme qui se pro­po­sait de les sup­primer. Son échec se con­firme une fois encore : le gel n’a pas tué, mais, bien au con­traire, a con­servé, sous la chape de glace, l’ancien paysage dont Kun­dera n’a pas cessé d’évo­quer la var­iété ini­tiale. Main­tenant il se redé­cou­vre et le théâtre épouse son relief : ils sont plus sol­idaires que l’on aurait pu se l’imaginer.
Une obser­va­tion mérite d’être avancée : le com­mu­nisme lui-même, surtout après 1968, n’a pas fonc­tion­né indis­tincte­ment car ici l’église a servi de con­tre-pou­voir, là-bas une con­tes­ta­tion s’est organ­isée ou des trou­bles ont vu le jour. Le pou­voir n’est pas resté indif­férent et il s’est accom­modé plus ou moins de la spé­ci­ficité de ces con­textes dis­tincts. C’est pourquoi il y a eu aus­si des écarts dans l’exercice de la dic­tature. Elle n’a pas sévi uni­for­mé­ment. Les pays qui avaient con­nu un développe­ment supérieur ont subi une pres­sion moin­dre, comme si l’a­vance dont ils béné­fi­ci­aient leur avait per­mis de mieux résis­ter.
Ce n’est pas en Europe cen­trale, mais bien dans l’Europe ori­en­tale que la dic­tature a atteint son apogée. Les dif­férences prélim­i­naires à l’arrivée du pou­voir com­mu­niste expliquent pourquoi cer­tains pays ont con­nu un type de ter­reur auquel d’autres ont échap­pé : la stratégie de Moscou fut de s’adapter tout de même aux préal­ables spé­ci­fiques de ses satel­lites. Il n’y a pas eu dis­tri­b­u­tion « démoc­ra­tique » de l’op­pres­sion et cela a sus­cité des retombées aus­si bien à l’époque qu’au­jour­d’hui où nous pou­vons remar­quer qu’il y a un rap­port direct entre le degré de la dic­tature infligé à une cul­ture et sa capac­ité de renais­sance. Les pays moins touchés guéris­sent plus vite et les blessures s’atténuent à un autre rythme qu’ailleurs, où la dévas­ta­tion a lais­sé pro­fondé­ment son empreinte. Parce qu’il n’a pas anéan­ti la diver­sité de l’Europe, le com­mu­nisme, après sa chute, la restitue comme telle : les dif­férences dans Le désas­tre se retrou­vent dans les dif­férences du renou­veau. Le des­tin his­torique des nations pour­suit son chemin. 

La ten­ta­tion du retour 

Dans un pre­mier temps, la ten­ta­tion du retour a habité la plu­part des gens de théâtre voués à l’ex­il. Il y eut des retours, fort nom­breux, mais, en général, de courte durée, rarement défini­tifs. Pourquoi donc ? Parce que, dès l’origine, la plu­part des départs — à ce sujet nulle majorité ne se dégage — répondait au dou­ble vœu d’échap­per à la cen­sure d’un pou­voir total­i­taire et d’in­té­gr­er la civil­i­sa­tion de l’Ouest. Quand les dic­tatures sont tombées, pour ceux qui ont réus­si cette inté­gra­tion, elle a tem­péré le désir du retour qui aurait entraîné son sac­ri­fice.
Par ailleurs, sub­sis­tait un cer­tain doute quant aux change­ments véri­ta­bles des struc­tures poli­tiques, quant au dépasse­ment du lourd héritage dont le com­mu­nisme a mar­qué les men­tal­ités et les com­porte­ments, et, pourquoi le nier, une méfi­ance à l’é­gard des con­di­tions économiques. Toutes ces raisons réu­nies expliquent pourquoi l’on a préféré plutôt l’escapade éclair ou les séjours brefs pour des pro­jets con­crets. Sans renier leurs orig­ines, mais sans sac­ri­fi­er non plus les acquis de leur appar­te­nance à la cul­ture de l’exil, les artistes et les intel­lectuels par­tis ont opté pour le « temps par­tiel » et la navette, symp­tôme de l’écartèlement qui fut le leur « après la chute ». Loin d’être impro­duc­tive, cette incer­ti­tude se trou­ve à l’origine des actions les plus déci­sives car ain­si les émi­grés ont réus­si à sauve­g­arder l’impureté d’un de l’é­cartèle­ment qui fut le leur « après la chute ».

Loin d’être impro­duc­tive, cette incer­ti­tude se trou­ve à l’o­rig­ine des actions les plus déci­sives car ain­si les émi­grés ont réus­si à sauve­g­arder l’im­pureté d’un « entre-deux » aux dépens du choix unique.

À la rel­a­tiv­ité de ces retours indé­cis, et pour­tant les plus effi­caces, ont répon­du par­fois, ici ou là, des retours vio­lem­ment médi­atisés. Pour saluer cer­taines célébrités, furent adop­tées les straté­gies de l’an­cien « culte de la per­son­nal­ité », tant pra­tiquées par le pou­voir hon­ni et, à la sur­prise générale, les grands « revenants » se sont accom­mod­és de cette ges­tion de leur pro­pre image.

Sevrés, à l’Ouest, des hon­neurs démesurés dont l’Est avait l’habi­tude, ils y ont suc­com­bé lors du retour dans le pays et fini par pro­duire des phénomènes de rejet : les intel­lectuels qui avaient subi sur place la rigueur du régime assim­i­laient ces abusifs actes d’al­légeance à un déni de leur résis­tance. C’est pourquoi, après l’ex­cès des pre­miers engoue­ments, la dig­nité de l’ac­cueil a retrou­vé ses droits.

Il y eut pour­tant quelques retours défini­tifs de la part des artistes qui ne sig­naient pas ain­si leurs aveux d’échec, comme cynique­ment on le lais­sait enten­dre, mais reve­naient pour accom­plir au pays des pro­jets mûris à l’é­tranger. Faire chez soi ce que l’on n’a pas réus­si à réalis­er ailleurs — la lucid­ité de cette moti­va­tion témoigne du désir pro­fond de combler un manque longtemps entretenu. Armés de leur expéri­ence, ces artistes mènent un com­bat sans relâche au nom des décep­tions aujour­d’hui, en par­tie, sur­mon­tées.

On est revenu aus­si pour mourir. Et pour les vieux exilés ce ne fut pas la moin­dre rai­son.

L’épreuve du désor­dre 

Il faut l’admettre, à par­tir de 1989, si la chute du Mur désen­clave le sys­tème, elle désta­bilise et désor­gan­ise aus­si. Les habitués de l’immobilité des struc­tures, de l’autorité des hiérar­chies, de la sécu­rité des troupes assis­tent à leur ébran­le­ment, même si ce n’est pas encore à leur sup­pres­sion. Libéré, le théâtre entend s’in­spir­er d’autres mod­èles d’or­gan­i­sa­tion, met­tre en cause l’ancienne artic­u­la­tion autour des pôles forts, sans tou­jours réalis­er que pareilles muta­tions entraî­nent des risques incon­nus aupar­a­vant, au niveau de la pro­duc­tion comme de l’ex­ploita­tion. Cela aura pour con­séquence l’étab­lisse­ment d’un rap­port incer­tain entre l’ap­pétit de lib­erté fraîche­ment éveil­lé et Les struc­tures théâ­trales héritées de l’ancien monde. Un malen­ten­du s’installe et un mécon­tente­ment s’ex­prime. Comme la vieille machine se décom­pose sans qu’une nou­velle parvi­enne à s’im­pos­er, la plu­part des pays vont faire de la loi du théâtre un mirage trompeur. Cha­cun l’at­tend, la réclame, la souhaite. 

Mais quand on veut de moins en moins d’État, com­ment pour­rait-il apporter la réponse ? Pour finir, partout, va fonc­tion­ner le principe de l’adaptation entre les vieilles struc­tures « de pierre », comme on les qual­i­fi­ait, et les solu­tions récentes, aus­si frag­iles que dynamiques. Flot­tante, la vie théâ­trale perd ses références, se brouille et surtout se dépo­larise. Et cette sit­u­a­tion-là ébran­le des artistes habitués à un réseau rigide, stricte­ment maîtrisé, qui fai­sait juste­ment de toute solu­tion « alter­na­tive » un adver­saire à com­bat­tre ou à inter­dire. Sur fond de lib­erté, le monde du théâtre se voit con­fron­té à l’épreuve du désor­dre. Mais c’est seule­ment de ce chaos, que cer­tains qual­i­fient de jun­gle, qu’un ordre dif­férent pour­ra naître. Il ne sera pas don­né, mais acquis comme prix des con­tra­dic­tions aux­quelles insti­tu­tions et artistes se seront con­fron­tés. 

L’ex­tra­or­di­naire choc de 1989 a pro­duit d’autres désor­dres, plus pro­fonds encore. Ils con­cer­nent les hiérar­chies des artistes qui, bru­tale­ment, se voient cor­rigées : le paysage théâ­tral s’or­gan­ise désor­mais selon la vérité des œuvres et non pas en rap­port avec le statut des lead­ers. Un autre ordre s’écroule et ouvre ain­si des per­spec­tives inédites tout en lais­sant présager des con­flits vio­lents. Insta­bil­ité artis­tique, suite d’une per­tur­ba­tion his­torique. Il y a dix ans quel sen­ti­ment de libéra­tion a pro­duit cet ébran­le­ment général­isé ! Aujourd’hui l’épreuve du désor­dre à per­du sa per­ti­nence d’alors et, comme lors de toute Restau­ra­tion, la nos­tal­gie du faux ordre ancien, si éton­nant que cela puisse paraître, fait retour chez cer­tains. 

Par chance, de l’é­tranger, des regards insoumis se sont immis­cés dans la vie théâ­trale et, sans admet­tre l’échelle des valeurs recon­sti­tuées, ils ont sélec­tion­né libre­ment pour des man­i­fes­ta­tions de pres­tige. Cer­tains voient dans cela une source de trou­ble sup­plé­men­taire comme si, de l’extérieur, l’on dérangeait l’or­dre instau­ré par les critères de l’intérieur. Du dehors, les vis­i­teurs, igno­rant le pres­tige des artistes canon­isés, for­mu­lent leurs appré­ci­a­tions et sélec­tion­nent sans aucun égard pour les hiérar­chies locales. « Cela engen­dre de la con­fu­sion » me dit une amie. Mais, réponse à retarde­ment, ne s’oppose-t-on pas ain­si à la mise en place des anciens équili­bres figés ? Il faut défendre le dynamisme de cette autonomie qui n’ex­clut per­son­ne, mais per­met la con­fronta­tion entre juge­ments for­mulés à par­tir des expéri­ences et con­textes théâ­traux dis­tincts. Elle inter­dit la recon­sti­tu­tion des paysages clos sur eux-mêmes. 

La muta­tion des critères

« Là où croît le dan­ger, croît aus­si ce qui sauve », de la justesse de cette phrase d’Hôlder­lin, mais appliquée au champ con­cret de la poli­tique cul­turelle, la plu­part des gens de théâtre se sont sou­venus de la justesse tout au long de la décen­nie passée. L’ab­sence de cen­sure et de con­fronta­tion explicite a sou­vent dérouté et ren­voyé les artistes à eux-mêmes autant qu’aux exi­gences du marché. Il y a une rela­tion indis­cutable entre le pou­voir qui con­trôle et le théâtre qui se rebelle. Celui-ci se nour­rit de la force de l’ad­ver­saire avec tout ce que cela implique, il va de soi, comme risque et pres­tige du com­bat. Le con­flit, aujourd’hui, c’est un fait recon­nu, a servi. Et en même temps il a posé sa mar­que sur la manière de faire du théâtre dans les pays de la sur­veil­lance général­isée. 

Une nuit, lors d’une prom­e­nade, con­fron­té à l’entredeux de ma con­di­tion, venu de Roumanie et rat­taché à la France, je me résig­nais à con­clure qu’en­tre l’Est et l’Ouest le dia­logue était impos­si­ble. Le théâtre, me dis­ais-je, répond à des attentes si dif­férentes et se soumet à des critères si con­trastés qu’il ne pour­ra jamais sat­is­faire les uns et les autres. À l’ex­cep­tion des génies, Kan­tor, Gro­tows­ki, les seuls à même de sur­mon­ter pareilles incom­pat­i­bil­ités. Et, à l’heure de la résig­na­tion, dans l’ob­scu­rité d’un minu­it parisien, j’ai admis la sépa­ra­tion. L’his­toire l’avait imposée : le théâtre devait répon­dre à des exi­gences dis­tinctes. À l’Est, dans cette nuit claire, j’ai com­pris qu’il ne pou­vait pas se dérober aux impérat­ifs de la néces­sité — servir à une résis­tance — tan­dis qu’à l’Ouest, il n’intéressait que dans la mesure où le rap­port au réel s’accompagnait d’une avancée esthé­tique. Ce fut la seule fois où, face à mon écartèle­ment, j’ai accep­té la logique du rideau de fer. Séparés, il est nor­mal que les théâtres ne répon­dent pas aux mêmes impérat­ifs, me dis­ais-je. Défaite d’une lucid­ité assumée. 

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#64
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