Traducteur de langues étrangères

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Le 20 Avr 2002

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Voix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives ThéâtralesVoix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives Théâtrales
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L’HISTOIRE DE MON RAPPORT à l’écriture con­tem­po­raine et aux auteurs dra­ma­tiques con­tem­po­rains a été com­plexe, à la fois rejet et appro­pri­a­tion. Je suis né au théâtre dans un moment de pro­fonde rup­ture : rup­ture de sens, rup­ture de croy­ances, rup­ture de con­ven­tions. Guerre du Viêt-nam, mai 68, guerre froide et équili­bre de la ter­reur (c’était l’équilibre des forces capa­bles de détru­ire atom­ique­ment le monde qui main­te­nait la paix et non plus la bonne volon­té des hommes); rup­ture des con­ven­tions, ren­verse­ment des tabous, pro­fond boule­verse­ment de l’ordre établi. La cer­ti­tude alors était générale que le dis­cours établi nous men­tait et que la plage était sous les pavés. Le soci­o­logue améri­cain Mar­shall Mac Luhan écrivait alors « the mas­sage is the mes­sage » (le sens vient du frot­te­ment) et encore « the medi­um is the media » (le média util­isé pour trans­met­tre le mes­sage impose plus sa pro­pre forme qu’il ne trans­met le mes­sage lui-même). La télévi­sion ne racon­te pas le monde, elle ne racon­te qu’elle-même, en for­matant notre regard, nos atti­tudes et notre per­cep­tion du monde. Et Lacan de rajouter : « nous ne nous exp­ri­mons pas à tra­vers la langue, c’est la langue qui s’exprime à tra­vers nous ». Une autre écoute du monde et une autre écri­t­ure se met­taient en place.
Mes pre­miers pas en mar­i­on­nettes m’ont con­duit à un théâtre d’images, un théâtre en refus du texte, du dis­cours et même de la parole proférée. Nous avions con­sti­tué, à quelques uns, une com­pag­nie dra­ma­tique qui con­sacrait son tra­vail unique­ment à la mar­i­on­nette (à bas le théâtre clas­sique !). Nos créa­tions étaient col­lec­tives (à bas l’ordre établi et les patrons!). Le sens était don­né par l’image et, plus encore peut-être, par des ban­des sonores faites de bruits et de sons du monde, recom­posés sur un mode hyper­réal­iste inspiré des dis­ques des Pink Floyd (à bas le théâtre de l’analyse lit­téraire pra­tiquée au lycée !). Nos spec­ta­cles ressem­blaient à de grands poèmes visuels où le spec­ta­teur était con­vié à retrou­ver lui-même un sens et une nar­ra­tion (à bas la pen­sée unique!). Et en même temps ils ne ressem­blaient à rien de con­nu qui aurait pu les rat­tach­er au théâtre d’acteurs, du moins du point de vue de la cri­tique théâ­trale (à bas tout!), spec­ta­cles plus de dénon­ci­a­tion du monde que d’énonciation ou de con­struc­tion.
C’était l’époque qui a révélé le Bread and Pup­pet, où l’on a « décou­vert » en Occi­dent le bun­raku, cet art de la mar­i­on­nette où des ombres humaines don­nent vie à un être théâ­tral par­fait, ani­mé de mou­ve­ments soutenus par un chant prosodique exo­tique­ment incom­préhen­si­ble. À cette époque, égale­ment, j’ai été boulever­sé par la représen­ta­tion des Troyennes que don­nait la Mar­na de New-York. Ce col­lec­tif théâ­tral, avec les moyens gestuels d’un théâtre pau­vre, proférait le texte à la fois en Grec ancien et en Wolof, langue d’Afrique noire. Autant dire que le texte agis­sait, comme dans le Bun­raku, par les émo­tions sonores, ryth­miques et mélodiques qu’il provo­quait. Je suis issu de ce théâtre qui s’exprime plus par les matéri­aux visuels et sonores de sa com­po­si­tion que par ses con­tenus nar­rat­ifs.
Le monde a évolué. Moi aus­si. Peu à peu la mar­i­on­nette m’a ramené d’un « hors la page » lyrique, jusqu’au cœur même du théâtre. Les ani­ma­teurs, muets, d’images syn­chro­nisées à des archi­tec­tures sonores lyriques, ont fait place, dans mon théâtre, à des inter­prètes artic­u­la­teurs-manip­u­la­teurs de textes et de matières. Le texte m’est devenu indis­pens­able, puis les auteurs dra­ma­tiques, que j’ai choisi d’accompagner dans leurs mul­ti­ples propo­si­tions pour apprivois­er le monde. Un monde fait de frac­tures de la pen­sée et de matières à pen­sée issues de ces frac­tures de ter­rain ; un monde clas­tique.
Avec cinquante ans de retard sur les plas­ti­ciens, le théâtre décou­vre l’art de la matière du monde (éclate­ment de la scène clas­sique, envahisse­ment de lieux mul­ti­ples, corps dans tous leurs états, explo­sions scéno­graphiques, tra­vail sur la pâte textuelle — comme au couteau en pein­ture) plus que sur le lis­sé de formes psy­chologiques. À l’instar de la pein­ture, dans les années 20 et 30, et après avoir vécu son cubisme avec Beck­ett et Ionesco, les auteurs dra­ma­tiques nous pro­posent aujourd’hui des matéri­aux textuels qui procè­dent par grands blocs découpés dans le réel, comme Minyana (qui tra­vaille par­fois comme ces pein­tres qui arrachent de vraies affich­es pour les encoller sur une toile et leur con­fér­er des ajouts), ou encore par super­po­si­tions, écrase­ments, col­lages, enchevêtrements, pro­jec­tions de tach­es, à‑plats, détourages, encol­lages de matéri­aux. Ces actes me font penser à cer­taines pièces (pièces ?) de Nova­ri­na, Lemahieu, Ker­mann, Cagnard, Müller, d’autres encore.
Aujourd’hui le monde tente de se dire autrement à tra­vers d’autres voix. La con­quête spa­tiale a fini de fra­cass­er le sens de notre his­toire sur terre. La droite, la gauche, le dessus, le dessous n’ont plus le même sens en ape­san­teur. De quel côté va le monde ? C’est ici et main­tenant, en soi, cha­cun sur sa terre, sa racine, dans sa tribu que cha­cun tente de retrou­ver le sens. À quoi bon les per­son­nages de la comédie humaine dirait-on ? Les sept per­son­nages en quête d’auteur lais­sent la place dans l’écriture à cent, deux cents, trois cents per­son­nages pour la même pièce ou à un per­son­nage unique peu­plé de mul­ti­ples voix. Dans le monde, la dis­lo­ca­tion et la recom­po­si­tion sont de rigueur. De grands blocs dis­parais­sent (le bloc sovié­tique) d’autres voient le jour (l’Europe). Les affron­te­ments locaux s’exacerbent et en masquent d’autres, rich­es con­tre pau­vres, Nord con­tre Sud. Péri­ode de recom­po­si­tion du monde dont l’art mul­ti­plie l’écho à tra­vers de mul­ti­ples formes. Je par­le, en apparence, du monde et je ne par­le pour­tant que de mon théâtre ; de notre théâtre, suis-je ten­té de dire, car je ne me sens pas isolé dans mon dessin du monde. Mon théâtre est un théâtre de la frac­ture, du bégaiement, du grotesque. C’est un théâtre qui essaie d’appréhender le monde par la forme poé­tique ; une forme dis­jointe, par­cel­laire, incom­plète. Le sens y appa­raît par super­po­si­tions, aug­men­ta­tions, strat­i­fi­ca­tions, com­pi­la­tions, écrase­ments.
Le pre­mier que j’aie voulu réelle­ment con­va­in­cre de la mar­i­on­nette a été Samuel Beck­ett. Peut-être parce que mieux et plus défini­tive­ment que d’autres il avait dis­lo­qué une con­struc­tion causal­iste du texte dra­ma­tique et une représen­ta­tion nat­u­ral­iste. Il a pro­posé des pièces pour bouche seule, pour une écoute radio­phonique, des pièces sans paroles, ou pour per­son­nages immo­biles ren­dus à un statut d’effigie, sim­ple présence de corps immo­biles. Des pièces rédigées en didas­calies, sans texte. Des textes-mono­logues, aus­si, pour une voix unique peu­plée de mul­ti­ples voix. Je décou­vrais des textes qui par­laient de l’être ici et main­tenant ! Non pas qui décrivaient la vie ou les raisons des actes des per­son­nages, mais qui me fai­saient enten­dre la langue, ma langue, la matière même de ma vie, de notre monde, de l’état de notre civil­i­sa­tion : brisure, bru­tal­ité, dis­tance, longues échap­pées poé­tiques puis retour ; lent « ressas­sage ». Une expres­sion par la matière de la langue plutôt que par son con­tenu. La douleur plutôt que son com­men­taire.
D’autres auteurs ont suivi dont ce long com­pagnon­nage avec Daniel Lemahieu dont la langue me noue la gorge. J’entends qu’il y a là, dans cette langue, quelque chose à explor­er, une aven­ture, un sens à faire naître d’une langue encore incon­nue. Il ne s’agit pas de ressass­er une « n » ième ver­sion d’un texte rabâché d’où il faudrait faire sor­tir un lait nou­veau mais d’essayer d’entendre un son nou­veau, une langue étrangère. Je ne suis qu’un tra­duc­teur de langues étrangères.

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Écrit par François Lazaro
Le Clas­tic Théâtre est à la fois une com­pag­nie de créa­tions dra­ma­tiques et un ate­lier-lab­o­ra­toire. Il pro­pose un...Plus d'info
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#72
avril 2002

Voix d’auteurs et marionnettes

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