La Juge : Qu’en pensez-vous ?
Monsieur le Professeur : Tout à l’heure. Je penserai tout à l’heure. Poursuivez, s’il vous plaît, Madame la Juge.
La Juge : Vous êtes accusé de faire des histoires.
L’observateur étranger : Et de jeter le doute sur…
Le professeur : Sachez, monsieur, que le doute n’est pas fait pour être jeté sur…
La Juge : Or, vous êtes accusé d’en jeter sur…
La Juge : Vous avouez donc que vous êtes un faiseur d’histoires.
Les trois : Il a avoué.
L’observateur étranger : Nous pouvons observer que l’accusé, s’étant présenté sous son vrai nom, a avoué ce matin le crime horrible dont il est accusé. Il a dit, ouvrez les guillemets, « toutes ces histoires ont commencé ». En conséquence de quoi nous observons que l’accusé a avoué être un faiseur d’histoires.
Jan : Je m’appelle Jan et je suis innocent. Je m’appelle Jan et je suis innocent. Avant j’étais sans soucis. Mais depuis que toutes ces histoires ont commencé… Depuis que toutes ces histoires ont commencé… Je n’ai rien avoué. Je n’ai rien fait. Avant j’étais tranquille. Je n’ai jamais fait d’histoires. Ce sont des histoires qui me sont arrivées.
La scène représente un trottoir, l’entrée d’une boîte de nuit, la scène représente une enseigne lumineuse. Il y est écrit : Au programme ce soir, la danseuse aux lunettes noires… Ce n’est pas le soir. La nuit s’achève. C’est le petit matin. La scène représente un trottoir. J’attends sur le trottoir la danseuse aux lunettes noires. Dans quelques instants nous serons en face, à l’hôtel d’en face, l’hôtel du Vendredi. La scène représente une chambre. Une chambre d’hôtel. L’hôtel du Vendredi, juste en face. Dans quelques instants, je vais sortir de la chambre en courant. Dans quelques instants je déboule sur le trottoir d’en face. Attention.
Je cours. Je cours encore. Et cette femme-chose qui me poursuit. Et je cours en ce moment même. En ce moment précis ? Je vois le taxi arriver. Le taxi arriver. Je veux lever le bras. Un signe de la main. Je ne sens pas mon bras. Jamais senti mon bras de cette façon-là. Manquer à l’appel de cette façon-là. Bras, levez-vous ! Main, levez-vous ! Quelqu’un hurle des ordres dans ma tête. Le taxi qui se rapproche. Mon bras qui ne répond pas. Qui a mangé mes articulations ? Qui a soudé… tous mes os soudés ? Le taxi arrive droit sur moi. Moi qui court. Femme-chose qui me poursuit, cette femme-chose qui se rapproche. De plus en plus. Moi qui lance mes jambes. Et tu as beau lancer une jambe devant l’autre. Et j’ai beau… Et j’ai beau… Moi qui n’avance pas. La route, une route qui colle à la plante de mes pieds. Je lance une jambe en avant, la route rattrape mon pied et le rejette vers l’arrière. Et je lance l’autre jambe. Et la route, cette colle, cette colle, rattrape mon pied et le rejette vers l’arrière. Moi qui cours. Qui n’avance pas. Et mes bras soudés, collés, mes bras qui refusent le simple geste de se lever — TAXI -, je suis un homme tronc en lévitation immobile. Et mes jambes fantômes imitent mal le geste de courir, et mes bras fantômes refusent d’imiter le simple geste de se lever — TAXI -, je mets tout dans la voix : TA … AAA … TA … AAA. Cette femme-chose qui se rapproche. Je mets tout dans… AAA … AAA … AAA … XL freine au moment précis où cette femme-chose allait… Allait je ne sais quoi. Allait je ne sais comment allait si vite. Je ne sais où ni pourquoi. Pourquoi moi ?
Dans la nuit, j’ai bu avec cette femme. Elle avait des lunettes noires. Elle m’a dit : « Dans la nuit, je n’enlève pas mes lunettes noires pour boire ». Dans la nuit, j’ai dansé avec cette femme. Elle avait toujours ses lunettes noires. Elle m’a dit : « Dans la nuit, je n’enlève pas mes lunettes noires pour danser ». Dans la nuit, cette femme et moi, vous voyez ?… Cette femme et moi couchés, touchés, tourneboulés, collés, serrés, dessous, dessus, niqués-niqués : cette femme et moi en haut en bas, vous voyez ? Elle m’a dit : « Dans la nuit, je n’enlève pas mes lunettes noires pour coucher-toucher-tournebouler-coller-serrer-dessus-dessus-niquer-niquer ». Elle n’enlève pas ses lunettes noires. Alors j’arrache ses lunettes noires. Alors rien. Elle n’avait pas les yeux en face des trous. Elle n’avait ni un œil, ni deux. Elle avait des trous à la place des yeux. Rien. Deux trous, deux trous comme ça à la place des yeux.
Depuis je ne sais plus. Je ne sais plus qui est ma mère. Non. Non. Et depuis je ne sais plus qui est mon père. Et depuis, je ne sais plus qui est mon père. Et depuis… depuis… depuis… Et depuis, je ne sais plus qui est mon frère, qui est ma sœur. Et depuis, depuis… qui, je ne sais ?… Je change de trottoir, je traverse la rue. Et depuis je traverse. Je traverse. Je traverse. Je traverse. Je depuis traverse et… traverse depuis je traverse-traverse-traverse et traverse…
Nom : Jan
Prénom : Jan
Prénom usuel : Jan

