Un théâtre « post-euphorique »
Entretien

Un théâtre « post-euphorique »

Le 20 Juin 2000
Article publié pour le numéro
L'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives ThéâtralesL'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives Théâtrales
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ALTERNATIVES THÉÂTRALES : Après le grand espoir, est-ce la décep­tion ?

Ana­toli Smelian­s­ki : À vrai dire, il y a dix ans, nous avions en Russie un grand espoir. Pour la pre­mière fois de notre vie, nous étions libres. Nous voulions croire à nos rêves, nous fai­sions con­fi­ance à l’avenir. Il serait appro­prié d’ap­pel­er cette péri­ode « le temps de l’euphorie ». Aujourd’hui, nous cuvons notre cuite. C’est la gueule de bois, qui est d’au­tant plus forte — vous le savez bien — quand nous avons bu de bon matin.
Actuelle­ment, en Russie, rien ne se passe. La généra­tion qui est à la tête des théâtres est celle des années 60 et 70. Les jeunes sont encore très loin des insti­tu­tions. Ils se man­i­fes­tent pour­tant, c’est indé­ni­able, mais leur tra­vail n’a encore rien apporté de décisif. C’est un peu la sit­u­a­tion que décrit Beck­ett dans EN ATTENDANT GoDOT :on l’at­tend, mais il ne vient jamais. 

A. T.: Il y a dix ans nous atten­dions Godot, mais nous croyions qu’il viendrait. Aujourd’hui, l’attendons-nous encore ? 

A. S.: La lib­erté n’est pas tou­jours une ques­tion de lib­erté de parole. Car lorsque nous pou­vons par­ler, il s’avère que nous n’avons rien à dire. Le prob­lème de la lib­erté est celui de la lib­erté intérieure : il faut pou­voir créer sa pro­pre vision dans un monde où on nous laisse totale­ment libres. non seule­ment libres d’une façon pos­i­tive, mais aus­si libres d’une façon néga­tive. Être libres, c’est aus­si être seul. Telle est l’expérience qu’éprou­vent les Russ­es en ce moment. Et c’est d’au­tant plus dif­fi­cile au théâtre, que c’est un art social.
Ces dix dernières années, les meilleurs spec­ta­cles russ­es ont eu lieu dans un espace inhab­ituel. Non plus sur des grandes scènes, qui sont dev­enues des abris, mais dans des couloirs, sur des bal­cons, dans des lieux ouverts sur l’ex­térieur — près des portes et des ouver­tures. même dans des gre­niers ou dans des caves : partout, mais pas sur scène. La scène, le lieu tra­di­tion­nel de ren­con­tre entre le théâtre et le pub­lic, n’inspire plus les artistes. Il s’agit aujourd’hui de tra­vailler dans de petits espaces pour un petit nom­bre de spec­ta­teurs ; cela tient de l’ex­plo­ration.
Le vrai théâtre, le grand théâtre n’ex­iste pas en ce moment. Car quand on joue devant vingt-cinq ou huit cents per­son­nes, il ne se passe pas du tout la même chose. Devant un pub­lic nom­breux, il se dégage une tout autre énergie. Le théâtre russe est actuelle­ment en phase de recherche, il est en quête de son nou­veau grand théâtre.
Ces dix dernières années ont été en Russie celles d’une grande désil­lu­sion, et pas seule­ment dans le théâtre. Le résul­tat des dernières élec­tions en est la preuve. C’est si étrange. Après dix ans de lib­erté de parole, de lib­erté général­isée qui s’est accom­pa­g­née de cette explo­sion de joie incroy­able, aujourd’hui on se résigne : « Nous en avons assez de lib­erté, ça suf­fit. » Qua­tre-vingts pour-cent de la pop­u­la­tion a pen­sé cela en mai dernier. 

A. T.: L’in­di­vid­u­al­isme venu de l’Oc­ci­dent a‑t-il abîmé l’u­nion qui liaient les gens de théâtre ? 

A. S.: Oui, en un sens la com­mu­nauté théâ­trale telle qu’elle était n’ex­iste plus. Elle exis­tait parce qu’elle s’opposait à l’op­pres­sion, à la cen­sure, à tous les con­trôles. Comme il n’y a plus d’ennemi déclaré, elle n’a plus lieu d’être. Et cer­tains regret­tent — cela peut sem­bler para­dox­al — le bon vieux temps de la cen­sure, des accu­sa­tions, de l’angoisse. Mais une nou­velle com­mu­nauté essaye de se con­stituer, en définis­sant la nou­velle tâche qui est celle du théâtre aujourd’hui. Le théâtre n’a plus de « super-objec­tif », il n’a plus la mis­sion d’ap­pren­dre aux mass­es le bon­heur. On com­prend que de nom­breux met­teurs en scène soient per­dus, mal­heureux, même. Il y quelques rares excep­tions, des gens comme Lev Dodine, par exem­ple, qui con­tin­u­ent à faire un théâtre ani­mé par le sen­ti­ment d’avoir une mis­sion à accom­plir. Dodine incar­ne le mod­èle clas­sique du théâtre russe qui met l’ac­cent sur la vie des gens et sur les sujets soci­aux, à la dif­férence de Vas­siliev. Vas­siliev est à mon sens une âme lyrique qui met en lumière quelque chose de l’ordre de l’intime. Cette ten­dance se retrou­ve chez un grand nom­bre de met­teurs en scène con­tem­po­rains. Mais seule­ment tous n’ont pas la capac­ité, comme Vas­siliev, de trans­fig­ur­er leur égo­cen­trisme pour attein­dre l’universel. 

A. T.: Dans cer­tains pays d’Eu­rope de l’Est, la jeune généra­tion a dévelop­pé quelque chose d’un peu étrange, une sorte de théâtre sacré, religieux et titu­al­isé. En Russie avez-vous con­staté vous-même ce phénomène ? 

A. S.: Non, il n’y a pas de théâtre sacré ou religieux. Ce que fait Vas­siliev, ou cer­tains de ses élèves, relève du théâtre expéri­men­tal. En appelant son lieu, le Théâtre ouvert, Vas­siliev s’in­scrit en oppo­si­tion con­tre Dodine et son Théâtre ver­ti­cal, un théâtre qu’il con­sid­ère fer­mé, parce qu’il unit le Ying et le Vang et qu’ils s’étouffent l’un l’autre. Mais je con­sid­ère que faire jouer, comme cela se passe dans son dernier spec­ta­cle, cinquante acteurs dans une toute petit pièce, est tout aus­si suf­fo­quant. Pour lui, c’est un théâtre ouvert… 

A. T.: Le théâtre entre­tient-il tou­jours une rela­tion avec la vie nor­male ? Ou bien a‑t-il défini­tive­ment aban­don­né cette tâche au ciné­ma et à la télévi­sion ?

A. S.: Seul le théâtre com­mer­cial entre­tient une rela­tion avec la vie nor­male. Le théâtre com­mer­cial con­naît une pleine prospérité en ce moment en Russie. Il est fait par une poignée d’ac­teurs célèbres qui trans­portent tout le décor dans trois valis­es. Et ils font beau­coup d’ar­gent. C’est comme une com­pen­sa­tion après presqu’un siè­cle de théâtre didac­tique oblig­a­toire. Voilà une autre oppo­si­tion : Vas­siliev et le théâtre com­mer­cial.
Pour pou­voir tra­vailler sur un grand pro­jet, les met­teurs en scène recon­nus sont aujourd’hui oblig­és de par­tir récolter de l’ar­gent en tra­vail­lant trois ou qua­tre mois à l’é­tranger. C’est très russe ça : adopter une atti­tude com­mer­ciale pour servir l’Art théâ­tral. 

Pro­pos recueil­lis par Georges Banu. 

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