JE VOUDRAIS COMMENCER cet article par une remarque triviale mais néanmoins essentielle : ces dix dernières années, le théâtre russe s’est enfin inséré dans le concert des nations. C’est à mon avis Le changement le plus important à noter. Le théâtre russe s’est trouvé dans une situation paradoxale pendant de nombreuses années. En Occident, on ne l’a jamais considéré comme provincial ou sans intérêt ; Moscou a même souvent été révéré comme la Mecque. Mais c’est essentiellement à son passé que le théâtre russe a dû sa gloire persistante. Les intellectuels européens ne connaissent que trop bien les noms de Stanislavski, Meyerhold ou Tchékhov. Mais ceux d’Anatoly Efros ou de Georgy Tovstonogov, grands metteurs en scène des années 60 – 80, ne leur disent pas grand chose. De même, la plupart des spectateurs russes (et parmi eux des étudiants de théâtre) ne connaissent le théâtre occidental contemporain que par ouï-dire. Seuls quelques-uns ont eu le droit de se rendre à l’étranger ; il n’y avait pas de festival international en Russie, et les tournées se faisaient rares. Le théâtre est un art qui ne saurait être copié et le rideau de fer était en ce domaine plutôt un paravent chinois. C’est pourquoi je considère que la création du festival international Tchékhov au début des années 1990 a été l’un des événements majeurs dans la vie théâtrale de la décennie. On a pu y voir les spectacles des Maîtres de la mise en scène d’alors : ceux de Peter Brook, Giorgio Strehler, Peter Stein ou Otomar Krejca. En 1998, la troisième édition du festival présenta pour la première fois au public russe les idoles pratiquement inconnues des Russes : Christoph Marthaller, Robert Wilson, Krystian Lupa, Tadashi Suzuki. La Russie voulait donner à voir, en concentré et dans l’ordre chronologique, l’histoire mondiale du théâtre qui lui avait été interdite.
Mais l’on ne saurait dire que ces spectacles influencèrent directement le théâtre russe. Ils furent même parfois carrément rejetés. Surtout quand ils étaient conçus par des metteurs en scène qui n’avaient pas eu le temps d’acquérir une aura en Russie. Lors d’une conférence qui a eu lieu après la représentation des TROIS SŒURS mis en scène par Marthaller, les critiques se sont entêtés à demander au metteur en scène quel âge avait Macha, si elle et Verchinine s’aimaient. Il était aussi absurde de demander qui aimait qui dans la pièce que de chercher un clair-obscur sur une toile de Matisse. Ici, Tchékhov n’était peut-être pas l’héritier de Beckett, mais en tout cas son contemporain. La majorité du public russe n’a pas pu l’accepter. De même la star Robert Wilson se heurta à un public hostile : ils trouvèrent ses spectacles façonnés dans une esthétique trop froide. Ce théâtre n’a pas non plus d’ambition cathartique ou moralisatrice ; et il ne développe pas un thème très cher au public russe : celui de l’âme en peine. Mais en vérité, personne ne s’attendait à ce que le théâtre occidental ait une influence directe sur le russe. Dans les années 1990, il a pu trouver sa place dans le monde européen et définir ce qu’étaient ses spécificités. On ne peut en parler sans évoquer d’une part les éditions du festival Tchékhov mais aussi les tournées russes à l’étranger. Le programme russe du Festival d’Avignon en 1997 a, semble-t-il, joué un rôle clé à ce titre. Pour rendre justice à ses organisateurs, les plus beaux spectacles russes y furent invités. Le succès qu’ont pu connaître Valeri Fokine, Kama Guinkas ou Genrietta Yanovsky s’explique justement par leurs différences. Ils ne définissent pas le théâtre de la même manière. En France, le théâtre recouvre des domaines aussi opposés que le cirque ou la récitation. Les metteurs en scène occidentaux cherchent à mêler les genres et les styles : sketchs et numéros, marionnettes et théâtre de rue. Nos metteurs en scène en sont incapables. Ils ne peuvent gérer tant de styles, ni mélanger l’agitation politique, les marionnettes, le ballet, le cirque et le théâtre. Ce qui est une tendance de fond en France, n’existe pas en Russie. Mais nous avons ce dont est dépourvu le théâtre français : une grande tradition de théâtre psychologique. On a beaucoup parlé de sa mort et du rôle tant bénéfique que néfaste qu’il aurait joué dans l’histoire du théâtre russe. Il faut pourtant admettre que le programme russe tant apprécié par les Français a montré plusieurs facettes de cette grande tradition psychologique :le spectacle de Kama Guinkas, K.I. DU « CRIME », CHAMBRE D’HÔTEL DANS LA VILLE DE N.N. de Valeri Fokine et son grotesque mystique, ou les travaux pleins de légèreté de Piotr Fomenko, réalisés au cours d’ateliers. LES LAMENTATIONS DE JÉRÉMIE et l’AMPHITRYON de Vassiliev se rapprochent beaucoup du théâtre européen et méritent d’être évoqués séparément. Mais, même pour ce grand metteur en scène, la tradition psychologique revêt une importance essentielle. La focalisation sur l’univers intérieur des personnages et le jeu confidentiel des acteurs restent jusqu’à présent des données constitutives du théâtre russe. Ce qui explique en partie pourquoi nos spectacles occupent un espace souvent plus intimiste. Mais il y a aussi une explication plus essentielle. L’attachement à l’espace intimiste qu’éprouvent aujourd’hui les metteurs en scène contemporains est révélateur, selon moi, du rôle radicalement nouveau que joue le théâtre dans la société. L’histoire du théâtre russe a souvent été assimilée aux combats menés sans relâche contre le régime par des artistes talentueux. Dans son récent livre LA SUGGESTION DES CIRCONSTANCES, Anatoli Smelianski décrit admirablement avec quelle subtilité les metteurs en scène défiaient le pouvoir, étalant de la confiture sur un côté de la tartine et de la moutarde sur l’autre. À la fin des années 1980, la conception du théâtre comme susceptible d’agir sur la société, de contrer les mass-médias et d’incarner la liberté, était encore très répandue. Elle disparut soudainement dans les années 90. Le théâtre ne prétend plus agir sur les masses, il est devenu le jouet d’un public choisi, d’une caste restreinte jouant un jeu ésotérique. Beaucoup de gens en Russie — dont l’auteur précédemment cité — sont aujourd’hui consternés par la perte du statut qu’occupait le théâtre pendant l’ère soviétique et par celle du rôle messianique que jouaient les gens de théâtre en particulier et l’intelligentsia russe en général. Nous devrions à mon avis nous en réjouir. Le messianisme a disparu parce que le pouvoir a cessé de harceler les artistes ou de jouer les bienfaiteurs, et les considère aujourd’hui avec une complète indifférence. Désormais un metteur en scène est simplement un metteur en scène. Rien de plus. Mais rien de moins, non plus !
On prend la mesure du changement du rôle joué par le théâtre quand on regarde les différences d’appréciations entre le public et la critique. Il y a quinze ans, ils étaient du même avis. Dans les grands théâtres du pays (Taganka, Malaya, Broyonna, BDT\) les étudiants d’Art dramatique coudoyaient les gens du peuple ; ils incarnaient l’allégorie de l’Union de la Critique et du Peuple. Aujourd’hui le succès public n’est plus un critère de qualité. C’est plutôt le contraire qui est vrai. Quand le public aime un spectacle, la critique devient réticente. Un fossé, ou plutôt un précipice, est venu séparer soudainement leurs conceptions du théâtre. Pour comprendre le bon théâtre, il ne suffit plus désormais d’avoir de l’éducation, il faut désormais être quelque peu du métier.
Le plus surprenant, c’est que ce changement radical, n’a pratiquement pas ébranlé l’infrastructure théâtrale. Les théâtres de répertoire sont identiques à eux-mêmes : ils sont lourds, emploient trop de personnel, et n’ont toujours pas le droit de licencier un acteur paresseux. De tels théâtres, à de rares exceptions près, deviennent des musées. On répète inlassablement dans la presse et au cours de bon nombre de conférences, que l’État ne doit pas financer exclusivement les théâtres de répertoire, mais les mettre en compétition avec les autres. Jusqu’à présent, aucune des tentatives mises en œuvre pour soutenir d’autres théâtres ou introduire la notion de compétition n’a réussi.
Ce sont les metteurs en scène de la nouvelle génération qui en ressentent les mauvais effets. Un jeune homme n’a pratiquement aucune chance de parvenir à la tête d’un théâtre de répertoire régi par une tradition gérontophile. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne les théâtres de la capitale, détenus chacun par un maître reconnu. Le programme russe du Festival d’Avignon a clairement montré que le paysage théâtral de la Russie contemporaine était dessiné par des personnalités cinquantenaires.
Les metteurs en scène que l’on considère comme jeunes en Russie ont en général dix ou quinze ans de plus que leurs collègues des autres pays : ils ont très souvent déjà passé la quarantaine. Et même eux, n’ont que très peu de chance de diriger un théâtre à Moscou. La plupart (Grigory Kozlov, Anatoly Praudin, Alexander Gabilin, Klim) préfèrent d’ailleurs vivre à Saint Pétersbourg où le nombre de maîtres est plus restreint qu’à Moscou, et en conséquence où l’opportunité de jouer sur la scène d’un théâtre important est plus grande. Les metteurs en scène de trente ans sont introuvables dans le paysage théâtral russe. Les jeunes diplômés des écoles de théâtre regardent à l’Ouest en songeant à des projets en partenariat, à des bourses. Mais rien qui y ressemble ne se concrétise. Il est vrai que les jeunes metteurs en scène russes ne sont pas doués pour les langues étrangères. Mais plus essentiellement, ils sont profondément liés à la tradition théâtrale de leur patrie. Ils sont naturellement enclins à monter leurs classiques, par exemple. Les pièces contemporaines, occidentales qui plus est, ne sont pas très demandées. Même les grandes figures de l’écriture théâtrale que sont Koltès, Botho Strauss ou Heiner Müller ne sont pas montés en Russie. Pas même dans le théâtre qui porte le nom d’ÉCOLE DE LA SCÈNE CONTEMPORAINE. C’est symptomatique. Les metteurs en scène ne comprennent pas un tel répertoire. Ils n’ont pas les clefs qui leur en ouvriraient les portes.
Le théâtre russe a perdu son côté messianique mais a du mal à surmonter son isolement. En pénétrant dans l’espace européen, il a pris conscience de son originalité, et continue à la préserver. La nouvelle génération saura-t-elle la perpétuer ? Ou plutôt survivrat-elle aux nouvelles données internationales ?
Texte traduit de l’anglais par Julie Birmant.

