PENDANT CE QU’ON A APPELÉ la révolution roumaine, la présence des hommes de théâtre et de cinéma a été massive, ce qui, rajouté à la présence déterminante de la télévision, a contribué — et non dans une moindre mesure — à la sensation de fiction dégagée par ces événements. Lorsque les choses se sont apparemment calmées, les acteurs ont quitté les foules des places publiques et les balcons du pouvoir ; dans les bureaux se sont installés les acteurs d’une pièce unique ; les hommes de théâtre, avec un certain sentiment d’insatisfaction, sont revenus, aux fards et aux décors en carton pâte qu’ils avaient pour quelques jours abandonnés au profit de la réalité. À ce moment-là, en janvier 1990, personne ne s’est donné la peine de savoir si Le geste d’un groupe de gens indignés — ils ont brisé les vitrines du théâtre où jouait un des plus grands acteurs roumains qui venait d’exprimer brutalement ses sentiments et ses options anticommunistes — avait été spontané ou dirigé. Mais il est clair que depuis lors, la relation du théâtre à son public est entrée dans une nouvelle phase.
Le premier mauvais signe a été la désertion des salles. Des spectacles, qui faisaient salle comble jusqu’en décembre 1989, étaient joués désormais avec seulement quelques spectateurs dans la salle. Moins pour des raisons esthétiques que pour des raisons de rythme. Dans les théâtres, les projecteurs semblaient avoir perdu de leur puissance, tout paraissait lent et terne. Il était évident que le temps avait manqué pour adopter une stratégie théâtrale à longue échéance dans ces conditions nouvelles de liberté, et que le processus se développerait par tâtonnements et ratages successifs. Tenant compte de ce qui est arrivé sur scène et dans les coulisses ces dix dernières années, il est difficile de séparer l’histoire des institutions des caprices des hommes, de leurs hésitations entre le dévouement à la cause commune et leur préoccupation de carrière.
L’héritage
L’inventaire de l’héritage mélange les bonnes et les mauvaises choses dans un écheveau difficile à démêler. Nous nous retrouvons devant soixante-deux institutions théâtrales subventionnées par l’état, dont dix-neuf de marionnettes, chacune avec sa troupe et son directeur, ses metteurs en scène et ses ateliers de production, avec ses sièges et ses programmes. Comparé à la télévision, le théâtre représentait l’échelon supérieur aux yeux de la propagande. La présentation de la réalité par le biais d’un conflit, par la polysémie de la métaphore scénique, nuançait et donnait du lustre au discours politique. C’est aussi pour ces raisons que le talent artistique pouvait s’exprimer au théâtre. C’est dans cet espace étroit et parfois très accidenté, qu’on gagnait la liberté créatrice, qu’on parvenait aussi à exprimer sa révolte. L’offre du régime était, en apparence, généreuse : troupe permanente pour le chéâtre de répertoire, pièces jouées dans les langues des minorités, toutes payées par l’état, encadrement des artistes dans des catégories salariales supérieures à la moyenne, titres et honneurs. Mais elle était accompagnée d’exigences précises : la production théâtrale était sévèrement contrôlée — du point de départ jusqu’à la fin ; le répertoire devait être approuvé par les autorités centrales ; les spectacles étaient soumis à un « visionnage » avant la première et s’il y avait des observations, la première était reportée et on vérifait à nouveau avant d’accepter qu’elle soit donnée si les coupures, les passages à refaire ou à rajouter avaient été respectés ; les affiches, les programmes ne pouvaient pas être imprimés sans un visa préalable — double — des organes du Parti et de l’État. Le mouvement théâtral amateur, davantage connecté aux impératifs du moment (les équipes d’amateurs étaient obligées de jouer uniquement des pièces roumaines d’actualité, ou celles qui célébraient le passé glorieux réadapté selon les circonstances) était lui aussi dirigé jusqu’au dernier détail et financé selon sa fidélité à la propagande du Parti. Les deux écoles de théâtre étaient tout aussi sévèrement encadrées, de sorte que des artistes de talent, mais pas très sûrs en ce qui concernait leur dévouement au Parti, étaient surveillées par d’autres artistes, irréprochables. La suppression des Facultés théoriques (qui formaient les critiques et historiens des arts du spectacle) a contribué elle aussi à redimensionner les aspirations intellectuelles de l’école de théâtre roumaine. Par conséquent, durant les années de la dictature communiste, dans le théâtre roumain officiel, ont coexisté toutes les formes esthétiques et idéologiques : la tradition et l’avant-garde, le dévouement à l’idéologie officielle et sa contestation, le réalisme et la métaphore. Dans Les dernières années de la dictature ces caractéristiques ont connu une évolution paradoxale :la subvention diminuait chaque année, tandis que la pression du pouvoir était de plus en plus forte. Le prix des places était réduit, ce qui a contribué à attirer dans les salles de spectacle beaucoup de monde — souvent avec une culture sommaire, mal préparés aux subtilités d’un vocabulaire spécifique. Le mécanisme était cependant bien réglé et fonctionnait de manière autonome. La révolte s’exprimait comme dans les fables d’Esope, à la grande satisfaction d’une partie du public, qui n’attendait que ça : dans les années 80, les gens restaient des heures durant dans les salles de spectacle sans chauffage, où en hiver on voyait la buée de la respiration, pour applaudir une réplique à double sens. Dans ces moments privilégiés, le peuple aimait les artistes, mais il ne se sentait pas solidaire avec eux : les artistes gagnaient bien leur vie et ils ne semblaient pas être soumis aux mêmes pénuries. La contribution visible de beaucoup d’artistes aux manifestations qui célébraient le régime confirmait ce statut ambigu. Il fallait être bien attentif pour remarquer que certains d’entre eux n’y participaient que sporadiquement ou pas du tout.
La dramaturgie
La chute de la dictature a suscité un immense sentiment de liberté de création qui s’est exprimé dans l’euphorie. Les gens de théâtre pouvaient enfin réintégrer le système universel artistique bloqué par la politique culturelle autarcique du régime de Ceausescu.
La dramaturgie roumaine a été la première victime de l’ouverture à l’Occident :Les pièces interdites ou mutilées au temps de la dictature communiste semblaient ternes en comparaison de celles venues de l’étranger, elles n’avaient pas un potentiel révolutionnaire assez fort. On a récupéré presque intégralement la dramaturgie de Matei Visniec, représentant de talent de la déconstruction et du postmodernisme. Sous le régime de Ceausescu, on avait interdit la représentation de ses pièces, parce qu’il avait choisi de vivre en Occident. La reprise en 1990 de ses pièces sur les scènes de Bucarest et de province a été une grande joie pour le monde artistique, qui considérait qu’on avait accompli ainsi un acte de justice, mais elles n’étaient pas une découverte, ni pour ses collègues écrivains, ni pour les acteurs. D’un autre côté, la fascination du fruit si longtemps interdit ne fonctionnait plus. Aïnsi la dramaturgie occidentale contemporaine occupa les scènes dans un flux massif, mais relativement désorganisé : Jarry, Vitrac, Arrabal, Michael Frayn, Joshua Sobol, etc.
Beaucoup de spectacles ont suscité des débats : lorsqu’on se rappelle les faits on retient davantage les contestations dictées par ce que les esprits pudibonds ont cru voir comme une offensive de la débauche et de la pornographie. Cependant, seules Les pièces classiques, les tragédies antiques mais surtout les pièces de Shakespeare, ont obtenu la reconnaissance de la critique et du public. Les dramaturges contemporains étrangers qui ont écrit sur la révolution le firent avec encore plus de candeur que les Roumains. Mais, en ces temps si troublés, personne ne tessentait le besoin d’entendre des pièces pleines de candeur.
L’Occident et les mineurs

