À L’AUTOMNE 1989, quand les villes d’Europe centrale se sont soulevées contre l’ancien régime, personne ne savait quels résultats concrets amènerait la dissolution du système. Les acteurs, les dramaturges et les metteurs en scène ont activement participé aux manifestations et nombre d’entre eux ont même quitté leur profession pour se consacrer à la politique. Mais tous étaient sceptiques. [ls ne croyaient pas que le changement de régime puisse améliorer la situation théâtrale. Peut-être même empirerait-elle. On changerait certes de directeurs, on abandonnerait le vieux répertoire pour monter de nouvelles pièces, mais la logique artistique du monde de la scène resterait inchangée. Car comment se pourrait-il que changent d’un coup les options artistiques et esthétiques qui avaient couts avant 1989 ? Aujourd’hui pourtant, dix ans après, il est indéniable que d’importants changements se sont bel et bien produits.
Les changements les plus évidents, concernent les orientations esthétiques. Les théâtres n’ont pas changé de lieu, les acteurs sont souvent restés les mêmes, mais la mise en scène a changé de langage.
Conformément aux principes du postmodernisme, les metteurs en scène ont renoncé à l’unité des styles. Ils puisent leur énergie et leur inspiration dans l’époque contemporaine ou dans la tradition théâtrale, dans leur propre culture ou dans celle d’autres pays, qu’elle soit populaire ou élitiste. Ils mélangent les genres ; les frontières entre le théâtre dramatique et le théâtre musical s’estompent. Dans LA MOUETTE de Tchékhov mise en scène par Svetozár Spruzansky, au théâtre d’Andrej Bagar à Nitra, on entend des songs comme s’ils venaient de Brecht. Dans plusieurs de ses spectacles, Jozef Bednárik mélange le chant d’opéra et le jeu dramatique tout en jouant avec la scénographie et les lumières, quand Miro Kozicky dans sa dernière mise en scène LE MAUSOLÉE (Spizská Nová Ves, 2000), renonce au contraire à tout décor et habille les acteurs avec des uniformes de l’armée slovaque. Aujourd’hui tout est possible et rien n’est interdit.
La pluralité chaotique des styles dans le théâtre slovaque est à l’image du monde actuel. Le théâtre ne prétend plus jouer un rôle moral au sens classique de Schiller, mais voudrait faire du spectateur son partenaire. En abandonnant le pathos et son rôle d’instituteur, il s’est plongé encore plus profondément dans les problèmes de l’âme humaine. Mais aussi dans la saleté. Dans la boue (la grande déchéance morale !). Le pessimisme, l’humour noir et la satire, ont remplacé l’euphorie qui jaillissait sur les places en 1989. J’ai projeté aux étudiants de la nouvelle école de théâtre à Banské Bystrica le film de Denis Bablet LE THÉÂTRE DE TADEUSZ KANTOR. THÉÂTRE DE LA MORT. Les jeunes gens ont vu pour la première fois le travail du grand metteur en scène polonais. Et ils ont été transportés par son univers.
Le théâtre Stoka (en français Les égouts) ainsi que le théâtre Astorka-Korzo’90, ont vu le jour il y a dix ans. Ils ont encore été créés conformément aux principes postmodernistes et ont aussitôt trouvé leur public dans la jeune génération. Le Théâtre SNP à Martin et le Théâtre d’Andrej Bagar à Nitra travaillent aujourd’hui sur base de cette même poétique. Ces quatre troupes théâtrales forment la base sur laquelle s’élèvera sans doute le théâtre slovaque de demain.
Avant 1989, les théâtres officiels, le Théâtre national slovaque à Bratislava mais également ceux de Kozice, Martin, Zvolen ou Nitra remplissaient un rôle culturel et éducatif. Leurs répertoires affichaient les classiques slovaques — Ján Palárik, Jozef Gregor-Tajovsky, Pavol Országh Hviezdoslav, Ivan Stodola —, ils transmettaient les traditions culturelles, enseignaient avec assurance le langage de l’art aux travailleurs. Ces grands théâtres de pierre devaient défendre l’idéal socialiste, la foi en l’avenir, chanter avec optimisme ;apporter surtout des valeurs positives et la foi en un meilleur avenir. Aujourd’hui, le pessimisme règne partout. Même CORIOLAN de Shakespeare fourmille de piques dirigées contre le gouvernement (Théâtre SNP, Martin, mise en scène Roman Polák, 1997). Le dramaturge Karol Horák avec ses pièces non conventionnelles, empreintes de doutes sur Le sens de la vie, extrêmement critiques à propos de l’histoire nationale, est l’un des auteurs dramatiques les plus joués sur les scènes slovaques, de même que Rudolf Sloboda, connu pour ses comédies noires, qui s’est tragiquement suicidé il y a peu.

