« C’est notre devoir de résister »
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« C’est notre devoir de résister »

Thomas Langhoff

Le 2 Juin 2000
Article publié pour le numéro
L'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives ThéâtralesL'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives Théâtrales
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ANNE LONGUET MARX : Vous avez sou­vent déclaré que le Deutsches The­ater était dans une posi­tion idéale, à la fron­tière entre plusieurs tra­di­tions : une cer­taine ten­dance psy­chologique à la Stanislavs­ki et un héritage de Brecht. Par ailleurs, le Deutsches The­ater con­sti­tu­ait avant 89 à côté de l’in­sti­tu­tion qu’é­tait devenu le Berlin­er Ensem­ble après la mort de Brecht puis d’He­lene Weigel, un lieu de réflex­ion, d’une forme de résis­tance que vous avez appelé « Innenaufk­lärung ». Qu’en est-il aujour­d’hui ? 

T. L.: C’est encore dif­fi­cile à dire, car nous sommes au milieu du change­ment. Avant 89, c’é­tait facile de résis­ter. Le rôle du théâtre était de renouer avec ce dia­logue intérieur, le véri­ta­ble dia­logue : le théâtre, ancien ou mod­erne, était ressen­ti comme le lieu de la lib­erté intérieure. Avec la chute du Mur, nous avons per­du quelque chose, puisque nous pou­vons tout dire. Nous avons un enne­mi qui n’est plus sai­siss­able. C’est notre grand prob­lème de civil­i­sa­tion en Europe. Nous n’arrivons plus à saisir le cap­i­tal­isme glob­al. Qui com­bat­tre ? Com­bat­tre con­tre des forces imag­i­naires n’a aucun sens. Le devoir du théâtre est de s’adress­er au spec­ta­teur de plus en plus isolé, de l’orienter de manière nou­velle, de trou­ver les nou­velles ques­tions. Car nous ne sommes pas là pour don­ner des répons­es. Quand nous l’avons fait, nous nous sommes four­voyés. Voilà donc ce que nous cher­chons, mais nous n’y par­venons pas tou­jours. Il nous arrive aus­si d’être rétro­grades, car nous avons peur que quelque chose se brise. Les Alle­mands ont peur de per­dre quelque chose de leur iden­tité, quelque chose qu’il nous faut habiter, qu’on pour­rait appel­er « devoir ». Seule la tra­di­tion peut nous aider à sur­mon­ter ce malaise. 

A. L. M.: Quelle tra­di­tion ?Est-ce un rap­port à la langue ? À une mémoire ?

T. L.: C’est un con­cept vivant, un feu, mais il ne s’agit pas de s’en rap­procher pour s’y réchauf­fer ; c’est un feu que chaque généra­tion doit entretenir pour qu’il ne s’éteigne pas. Nous avons appris de l’histoire, de la pen­sée, d’une cer­taine dialec­tique : c’est notre école, il faut la pour­suiv­re, sans quoi nous auri­ons vécu pour rien. 

A. L. M.: Qu’en est-il juste­ment des dif­férentes école de l’Est et de l’Ouest ? 

T. L.: J’ai tou­jours été des deux côtés et j’ai pen­sé que je pour­rais jouer un rôle d’intégrateur ; ça ne s’est pas fait comme je l’espérais. Main­tenant il y a une nou­velle généra­tion, mais aus­si une dif­férence tou­jours très nette entre deux tra­di­tions :à l’Est, un tra­vail très tech­nique sur le corps et la voix, à l’Ouest, le dik­tat de l’é­mo­tion et du sen­ti­ment. J’ai ten­té une expéri­ence avec la Baracke afin de trou­ver une nou­velle voie théâ­trale. Thomas Oster­meier incar­ne cette ren­con­tre Est-Ouest, venant de l’Ouest et for­mé à la Ernst BuschSchule. Du point de vue du réper­toire, il est clair que les textes ne fonc­tion­naient pas de la même manière à l’Est ou à l’Ouest : Botho Strauss par exem­ple, chroniqueur de la R.F A. des années 70, ne pou­vait en aucune façon intéress­er les Alle­mands de l’Est. À la pre­mière représen­ta­tion après la chute du Mur, les berli­nois de l’Ouest sont venus à 80 %. Les autres sont pro­gres­sive­ment par­tis. Toute une généra­tion de l’Est qui était proche s’est effon­drée : il y a eu un choc des cul­tures pour ceux qui avaient quar­ante ou cinquante ans. 

A. L. M.: N’est-ce pas juste­ment à ceux-là qu’il faut s’adress­er ? Ils sont aus­si le réel de la sit­u­a­tion. 

T. L.: Ils sont dépres­sifs et déçus. Ils avaient un idéal et ils se sont retirés. Ça m’at­triste beau­coup parce que ce sont les miens. Mais je n’ai plus de con­tact avec eux, je suis plutôt avec des gens comme Oster­meier. 

A. L. M.: Et le grand absent ? Hein­er Müller n’est plus pro­gram­mé. Signe des temps ?

T. L.: C’est un signe. Müller s’est tou­jours con­fron­té à l’histoire alle­mande, à des textes de philoso­phie, de lit­téra­ture, à Kleist, à Hülder­lin, à la langue alle­mande. Il s’est tou­jours inscrit dans une tra­di­tion, une his­toire, pour la pren­dre à par­ti. C’est un absolu tra­di­tion­al­iste en ce sens. Or, il y a aujourd’hui une rup­ture avec la tra­di­tion. Je lis beau­coup ses textes, ce sont sou­vent des ora­to­rios. Mais je dois l’avouer, je ne saurais pas aujourd’hui quel texte choisir pour la scène. La langue est men­acée :Les jeunes tra­vail­lent avec une cen­taine de mots. Les ordi­na­teurs pren­nent la suite ; que sera la langue de demain ? 

A. L. M.: Mais dans ce cas, il faudrait fer­mer les théâtres. 

T. L.: Oui, à moins qu’après l’aphasie une nou­velle langue naisse. 

A. L. M.: Par­lons du rap­port entre langue et corps ? À quelles méta­mor­phoses assiste-t-on ? 

T. L.: C’est un fait : le théâtre de textes n’était pas suff­isant. Ce retour au corps est impor­tant. Pina Bausch a eu, certes, avec le Tanzthe­ater, une grande influ­ence, mais aus­si Peter Brook. Mais il y a aus­si une rai­son néga­tive : les jeunes acteurs ne sont tout sim­ple­ment le plus sou­vent pas encore assez bons. 

A. L. M.: Vous par­lez d’une cer­taine frus­tra­tion ? 

T. L.: Oui, avant 89 il y avait des enjeux bons et utiles dans ce social­isme per­du. Il faut à présent retourn­er cette perte en vic­toire. Pour l’heure, nous nous trou­vons dans une péri­ode de désen­chante­ment. Les Alle­mands de l’Est s’in­téressent à présent aux actions, à l’ar­gent, à la vie de tous les jours. Et le con­tre­coup de tout ceci est qu’une cer­taine généra­tion se rassem­ble dan­gereuse­ment autour d’an­ci­ennes valeurs d’un « Volk­skun­st ». C’est ter­ri­ble de voir ce retour des dra­peaux et des uni­formes. Nous avons raté un point essen­tiel : au moment de la réu­ni­fi­ca­tion, il nous aurait fal­lu une nou­velle con­sti­tu­tion. Et ce ratage a des con­séquences énormes. 

A. L. M.: Quel rôle alors peut avoir le théâtre ? 

T. L.: Celui de ren­forcer notre iden­tité, une con­science de soi plus claire qui enraye cette men­ace noire qui accom­pa­gne le cap­i­tal­isme tri­om­phant. C’est notre devoir d’y résis­ter, c’est la seule manière de nous sauver. Car cette men­ace est bien réelle quand on regarde l’Europe. C’est le devoir de l’homme, de l’art, du théâtre.

A. L. M.: Et les auteurs ? 

T. L.: C’est un fait, il y a peu de choses dans la jeune lit­téra­ture, peu de traces de ces ques­tions. La tra­di­tion du Deutsches The­ater a tou­jours été liée aux clas­siques. L’ex­péri­ence de la Baracke en ce sens a été absol­u­ment nou­velle. Il nous faut com­bin­er deux choses : rester dans l’in­sécu­rité et servir un cer­tain art bour­geois, un art de la langue. Je recherche cette syn­thèse entre avant­garde et tra­di­tion. C’est pourquoi mes dernières mis­es en scène s’attaquent à des textes poli­tiques : LE CERCLE DE CRAIE CAUCASIEN de Brecht et LA VISITE DE LA VIEILLE DAME de Dür­ren­matt. Il faut remon­ter ces textes didac­tiques. C’est cela que le spec­ta­teur veut voir. 

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