SUR LE FRONTON DU THÉÂTRE : « Perspective pour l’Allemagne. Si l’Allemagne doit un jour être unifiée — chacun sait que cela viendra, personne ne sait quand — ce ne sera pas par la guerre. » Bertolt Brecht, 1956.
Anne Longuet Marx : Vous êtes ici dans un lieu mythique, lourd héritage, et vous représentez vous-même avec Claus Peymann une autre sorte de figure mythique, celle de la résistance à l’État autrichien. Quelle flambée donne cette rencontre ? Est-ce que ça flambe ?
H. B.: Ça flambe assurément. La question est de savoir où et comment. Le Berliner Ensemble a réouvert en janvier, après plusieurs mois de fermeture. Beaucoup sont venus avec enthousiasme, mais aussi avec une curiosité critique. Il est frappant de constater depuis ces quelques semaines à quel point le public est pris. C’est vrai, nous sommes ici dans un lieu mythique de l’Est, mais je veux dire un mot de mon propre parcours : je suis autrichien, j’ai travaillé en Allemagne de l’Ouest, en Suisse, et ces treize dernières années au Burgtheater de Vienne. Mais pour moi, cette séparation entre l’Est et l’Ouest n’a jamais existé. Bien sûr, elle était là politiquement, mais théâtralement, esthétiquement, il n’y en a jamais eu pour moi. Dès Stuttgart, puis à Bochum , nous avions des relations très fortes avec des metteurs en scène, des acteurs, des auteurs de l’Est. Je n’ai jamais accepté cette séparation, et elle n’a jamais été un problème pour nous. Par ailleurs, ce Lieu où nous sommes, est légendaire à plus d’un titre. C’est tout d’abord le théâtre de Max Reinhardt, d’Horvarth, c’est le théâtre où on a créé DIE WEBER de Hauptmann, c’est le théâtre de Brecht des années 20. L’étrange maintenant quand je me trouve dans ce lieu après Brecht, Helene Weigel, Heiner Müller, et tous ceux qui les ont précédés, c’est que je suis dans un théâtre du « Mitte » (centre). Nous sommes ici à BerlinMitte, on l’a oublié depuis 40 ans. Donc, être au centre pour Le Berliner Ensemble, ce n’est pas une situation nouvelle : nous voici proche de l’État, au centre des responsabilités politiques, comme au Burgtheater. Mais nous sommes évidemment dans une autre position qu’au temps de la R.D.A.
A. L. M.: Comment se manifeste précisément cette confrontation Est-Ouest ?
H. B.: Je ne la perçois pas, car elle ne m’intéresse pas. Ça m’intéresserait si ça devenait un empêchement ou au contraire si c’était un élément positif. Il est clair qu’on ne peut éliminer…
A. L. M.:…le réel ?
H. B.: les différents développements sociaux, et qu’après dix ans les traces sont là. En 1986 à Vienne, à nos débuts, nous avons choisi, Peymann et moi, de nouvelles méthodes de travail, ce qui a généré de grandes tensions, mais provoqué aussi des rencontres. Le théâtre est le lieu où les systèmes de pensée se heurtent à l’imagination. C’était ainsi à Vienne, comme ce le sera à Berlin, d’autant que les conditions de travail sont ici intéressantes.
A. L. M.: Abordons la question du nom de ce théâtre. Le théâtre de Bertolt Brecht n’a duré que très peu d’années. Weigel a été fidèle à son esprit jusquà sa mort en 71. Des artistes se sont demandés si on devait garder le nom du Berliner Ensemble. Vous avez envisagé de l’abandonner, et finalement opté pour l’ancien nom.
Quelle signification a donc Brecht pour vous depuis 30 ans, et quelle tradition revendiquez-vous ?
H. B.: Nous nous sommes en effet posés la question de savoir si on devait conserver le nom de Brecht. Et nous avons décidé de le garder : c’est une exigence. Brecht est central pour nous. C’est un auteur et un penseur fondamental du théâtre. Durant ces trente dernières années, nous l’avons monté au moins trente fois. Je n’ai jamais pensé que Brecht est « passé ». Au contraire, il y a des situations sociales, historiques où Brecht s’avérait utile, à Stuttgart, à Vienne. Nous l’avons monté pour des raisons de contenu. Nous avons toujours vu en lui une arme théâtrale et cela va continuer. Mais en ce moment, nous sommes sut la réserve : il y a beaucoup trop de Brecht. Pour son centième anniversaire, on l’a fêté à mort ! Nous ne gardons en ce moment que la dernière mise en scène de Heiner Müller ARTURO Ul avec Martin Wuttke. Mais il ne faut le jouer que parce que cela s’impose, non parce que l’on est au Berliner Ensemble.
A. L. M.: Il s’agit donc pour vous de vous confronter à des traditions multiples ou plutôt à la croisée de parcours singuliers et divers. Comment choisissez-vous vos textes ? Quels sont vos auteurs ?
H. B.: Nous avons toujours eu des rapports étroits avec les auteurs contemporains : Bernhard, Jelinek, Turrini, Kroerz et Thomas Brasch qui vient de la R.D.A. et a travaillé déjà à Stuttgart, à Bochum et à Vienne. Nous le retrouvons à présent avec une traduction de RICHARD II de Shakespeare et la commande d’une trilogie sur Berlin. Il a quitté l’Est en 1976. C’est un auteur très ouvert, et pour nous une rencontre ancienne. Le Berliner Ensemble était sous Brecht le théâtre d’un auteur. Cela aurait pu continuer si Heiner Müller vivait. Nous voulons réanimer cette tradition. Ce théâtre ne sera pas dirigé par un auteur, mais en relation étroite avec des auteurs. Notre maxime est que le théâtre est avant tout un lieu pour les auteurs. Créer de nouveaux textes sera central dans notre action, mais nous voulons aussi de nouvelles interprétations du répertoire. Par exemple, nous voulons reprendre MARAT SADE de Peter Weiss, ce classique des modernes qui n’a presque plus été joué ces dernières années. C’est un devoir de remonter cette pièce.
A. L. M.: Et Handke ?
H. B.: Pour le moment, il n’écrit pas.
A. L. M.: Botho Strauss ?
H. B.: Il est pour nous un auteur essentiel.
A. L. M.: Alors, uniquement des textes allemands ?
H. B.: C’est un choix qui correspond à l’expression d’une histoire, d’un travail. C’est aussi une question de langue. Nous voulons créer des textes. Peymann n’aurait jamais l’idée de monter un Français. Comment pourrions-nous pénétrer les nuances de la langue ?
A. L. M.: Et Shakespeare alors ?
H. B.: C’est une autre tradition. On a grandi avec lui. Mais il y a des problèmes permanents de traductions.
Notre ambition cette année : sept créations. Nous attaquons avec Bernhard et c’est complet.
A. L. M.: Est-ce un auteur pour Berlin ?
H. B.: Oui, Berlin est une ville ouverte. Nous allons créer une pièce de Jelinek.
A. L. M.: Quelle Allemagne voyez-vous se profiler ?
H. B.: J’espère que ce ne sera pas une « grossmauliges Deutschland » (Allemagne grande gueule); qu’elle n’oubliera pas le siècle passé ; que la valeur absolue restera le bon voisinage. Enfant pendant la guerre, j’ai le souvenir des bombardements. J’ai été informé des crimes comme jeune écolier. Il ne faut pas oublier. Que ce qui se passe en Autriche n’arrive pas ici : qu’un parti antisémite et néo-nazi puisse prendre le pouvoir et proclamer sa haine des étrangers, des juifs, des artistes, c’est-à-dire sa haine de l’homme. Nous nous sommes battus contre cela à Vienne : notre programmation était de résistance et nos auteurs étaient déjà des cibles. Aujourd’hui le FPÖ veut supprimer les subventions ;il y a un devoir de courage, ouvert, offensif, plein d’imagination. Un devoir des auteurs aussi de ne pas se laisser intimider. Un devoir de solidarité dans le théâtre.

