« Trouver du théâtre dans des endroits oubliés des dieux »

« Trouver du théâtre dans des endroits oubliés des dieux »

Charles Tordjman

Le 1 Juin 2000

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L'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives ThéâtralesL'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives Théâtrales
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ALTERNATIVES THÉÂTRALES : Com­ment est née l’idée de créer le fes­ti­val PASSAGES qui invite à Nan­cy des spec­ta­cles de l’Est ?

Charles Tord­j­man : L’idée est venue en 1996. Elle est née de la jonc­tion de plusieurs fac­teurs. Je les donne dans le désor­dre. D’abord ceci que cer­tains spec­ta­teurs venaient me par­ler du Fes­ti­val Mon­di­al de Nan­cy, de leur regret de cette péri­ode de décou­vertes théâ­trales. Ceci aus­si que, 1996, c’é­tait l’année de la forte mon­tée de l’ex­trême droite. Je pen­sais qu’une des répons­es que les gens d’art et de cul­ture devaient apporter, c’é­tait de dire : il ne faudrait pas faire enten­dre unique­ment la langue française sur les plateaux de théâtres, mais d’autres langues aus­si. À la préférence nationale, on répondait par la préférence inter­na­tionale.
La troisième rai­son est venue de Sara­je­vo. Le fait que l’Europe éclate làbas était le symp­tôme d’une désunion assez pro­fonde. Sara­je­vo nous a fait pren­dre con­science qu’après avoir fait tomber le mur de Berlin, on en recon­stru­i­sait un autre, qui était le mur économique. Les pro­jecteurs de l’ac­tu­al­ité s’é­taient braqués sur l’Est quand le mur était tombé, et puis après on avait lais­sé le soin à l’économie de marché de régler les prob­lèmes. Pour nous, une des leçons de Sara­je­vo, c’é­tait de penser que l’Europe ne s’ar­rête pas à Schen­gen.
Il y a aus­si une rai­son plus per­son­nelle : le fait que j’ai été quand même assez longtemps com­mu­niste, jusqu’en 1980, et que je pen­sais que le monde allait chang­er grâce au mod­èle poli­tique mis en œuvre dans ces pays-là. On a vu que ce n’était pas pos­si­ble. Je me suis sou­venu aus­si que la pre­mière mise en scène que j’ai faite était LA PUNAISE de Maïakovs­ki, dont la pre­mière par­tie se passe en 1920 et l’autre en 1970. Un monde en chas­se un autre. J’avais aus­si tra­vail­lé sur ADAM ET EVE de Boul­gakov qui traite de la même prob­lé­ma­tique. Un monde se détru­i­sait, est-ce qu’on pou­vait en recon­stru­ire un autre ? J’avais donc une atti­rance poli­tique et poé­tique vers l’Est.
L’Est est donc venu assez naturelle­ment. Il faut dire aus­si que nous sommes à Nan­cy qui, par son emplace­ment géo­graphique, est la porte naturelle vers l’Est. En 1996, la man­i­fes­ta­tion n’était pas un fes­ti­val. Il s’agis­sait sim­ple­ment d’in­scrire dans la pro­gram­ma­tion nationale une pro­gram­ma­tion inter­na­tionale venant de l’Est, qui s’adresse au pub­lic de la Man­u­fac­ture.
Ça s’est appelé PASSAGES. J’ai trou­vé ce nom après m’être sou­venu d’un voy­age que j’avais fait il y a longtemps à BerlinEst avant la chute du Mur où j’avais ren­con­tré l’écrivain Christoph Heim. Il m’avait don­né une pièce à lire qui s’ap­pelait PASSAGES. Elle racon­te l’ex­il de Wal­ter Ben­jamin par­ti de Berlin pour se réfugi­er aux États-Unis. Il se retrou­ve par­mi d’autres intel­lectuels dans un petit vil­lage du sud-ouest de la France. Cer­tains veu­lent par­tir pour les État­sU­nis et doivent pass­er par l’Es­pagne, d’autres hési­tent. La pièce posait en creux la prob­lé­ma­tique de notre fes­ti­val : com­ment répond-on con­crète­ment à l’é­clate­ment de l’Europe ?Faut-il atten­dre ? Agir ? Avec PASSAGES, nous avons l’impression d’être plutôt utiles. Utiles au rap­proche­ment avec les artistes de l’Est ; utiles au pub­lic qui décou­vre à des choses qu’il ne ver­rait sinon jamais. 

A. T.: Choi­sis­sez-vous les spec­ta­cles venus d’Eu­rope de l’Est selon les mêmes critères que s’ils venaient d’Alle­magne ou d’An­gleterre par exem­ple ? 

C. T.: On dit que les critères sont les mêmes, mais je crois que ce ne sont pas les mêmes. On prend en compte avant tout la qual­ité, la moder­nité, la recherche. La ligne de pro­gram­ma­tion de la Man­u­fac­ture nous porte majori­taire­ment vers le réper­toire con­tem­po­rain. Donc, le pen­chant naturel, lorsqu’on va à l’Est, c’est aller chercher Les spec­ta­cles qui racon­tent leur vision du monde con­tem­po­rain. Mais on y va en se dis­ant en plus qu’ils ont été for­matés pen­dant des années par une cer­taine idéolo­gie et qu’ils s’en libèrent seule­ment aujour­d’hui. Com­ment s’opère la libéra­tion ? À quoi ressem­blent leurs imag­i­naires aujourd’hui ? Le fait d’aller sur place, de ne pas faire la pro­gram­ma­tion sur cat­a­logue, change plusieurs choses. On tient compte du mode de pro­duc­tion et du con­texte dans lequel se créent les spec­ta­cles. Par exem­ple, cette année 2000, le seul « insti­tu­tion­nel », c’est Krys­t­ian Lupa, qui a son pro­pre théâtre et peut pro­duire sans prob­lème. Nous sommes plutôt attirés vers ceux qui sont en train de fab­ri­quer des lieux indépen­dants, vers ceux qui, venant de l’in­sti­tu­tion ou à l’intérieur même de l’in­sti­tu­tion, essayent de faire grip­per la machine, comme Oskaras Kor­suno­vas, que nous avons invité à PASSAGES quand il était encore dans l’in­sti­tu­tion, ou comme cette jeune femme, Tatiana Frol­o­va, qui est venue l’an dernier. Elle fait du théâtre à Kom­so­mol, un endroit, en face des îles Sakha­line, où objec­tive­ment il ne devrait pas y avoir de théâtre. Sa pas­sion pour Le théâtre lui fait dire qu’une société ne peut pas vivre sans poésie. Elle monte là-bas Hein­er Müller, Kaf­ka, Maeter­linck. Et peu importe que son spec­ta­cle ne soit pas le plus beau du monde : nous ne désirons pas inviter des stars, mais ce qui bouge, ce qui pousse. Tatiana Frol­o­va est émou­vante pour ça. Et nous savons que, quand elle va retourn­er à Kom­so­mol, elle aura une bouf­fée d’oxygène, qui va accroître son désir ; elle aura ren­con­tré d’autres gens, et ça va redou­bler son envie. Un autre exem­ple est celui du théâtre d’Oulan-Oudé, que nous avons invité il y a trois ans. Oulan-Oudé se trou­ve tout près de la Mon­golie. Il y a là-bas un tout petit théâtre que dirige le met­teur en scène Youri Baskakov. Il est venu à Nan­cy présen­ter deux spec­ta­cles. C’é­tait la pre­mière fois qu’il venait en Europe. Quand il revenu à Oulan-Oudé, il a obtenu des moyens sup­plé­men­taires pour son théâtre. Ça nous plaît bien d’aller dans des lieux oubliés du Cen­tre, de Moscou, de Saint­Peters­bourg, dans des endroits « oubliés des dieux ». Pour ceux qui ne sont pas dans l’in­sti­tu­tion, l’ef­fet de retour de PASSAGES est con­sid­érable. Et notre envie à terme, c’est que nais­sent ici des pro­jets qu’on pour­rait nous-mêmes pro­duire. 

A. T.: Le lan­gage théâ­tral des spec­ta­cles que vous invitez est-il sem­blable ou com­pa­ra­ble au nôtre ? 

C. T.: Le théâtre à l’Est ne se fait pas comme le nôtre. Je pense que la dif­férence est effec­tive­ment vis­i­ble. Et ce que je con­state, c’est que les met­teurs en scène sin­gu­lar­isés par l’Ouest ont par­fois ten­dance à tein­ter légère­ment leur esthé­tique de départ du désir de nous ressem­bler. Un peu, pas tous. 

Les dif­férences essen­tielles que je note, au delà de la langue — et c’est pas rien — et du réper­toire — ce n’est pas rien non plus — se cen­trent autour de la ques­tion du jeu de l’ac­teur. Je crois que l’école stanislavski­enne est encore très forte à l’Est, et que le tra­vail de l’acteur est très priv­ilégié.
Ce qu’il y a aus­si de fon­da­men­tale­ment dif­férent ce sont leurs moyens : ils n’ont pas du tout, mais alors pas du tout, les mêmes moyens que nous. C’est Lupa qui dis­ait en plaisan­tant : un tech­ni­cien polon­ais est capa­ble de pren­dre un verre en plas­tique et de faire croire que c’est un verre en cristal. Il y a une tra­di­tion de la débrouille qui s’in­scrit dans l’esthé­tique.
Il y a aus­si le fait qu’ils ont des écoles de mis­es en scène, ce qui n’ex­iste pas en France. Ils for­ment des met­teurs en scène. Ils ont une tra­di­tion très forte qui, alliée à un génie indi­vidu­el, donne par­fois des résul­tats épous­tou­flants : les spec­ta­cles de Fomenko, de Nekros­sius, de Dodine ou de Lupa….
L’autre dif­férence rad­i­cale, elle est dans l’organisation des théâtres. Il y a un grand respect de la hiérar­chie. Le met­teur en scène est au som­met et a un pou­voir très fort sur l’organisation du spec­ta­cle et de la pro­duc­tion. Il y a chez nous une plus grande porosité entre le tra­vail du met­teur en scène et celui des acteurs. Ceux qui nais­sent sont plus col­lec­tifs. Ils sont d’ailleurs séduits par le mod­èle français : pas de troupe per­ma­nente, des spec­ta­cles qui puis­sent tourn­er, que l’on ne soit pas obligé d’in­scrire à son réper­toire pen­dant des années …
J’ai aus­si l’im­pres­sion, notam­ment à Moscou, que Le théâtre s’adapte plus au pub­lic. C’est, je trou­ve, un phénomène inquié­tant. Sous le régime com­mu­niste, les gens n’avaient pas le droit de faire plusieurs métiers. Ils lisaient beau­coup, quand ils ren­traient Le soir chez eux. Ils allaient aus­si beau­coup au con­cert et au théâtre. J’ai eu récem­ment une dis­cus­sion pas­sion­nante avec un met­teur en scène russe. Je lui ai demandé si aujourd’hui ils lisaient autant. Il m’a répon­du : aujourd’hui, on lit tout autant, mais on ne lit plus la même chose ; comme on fait au moins deux boulots sinon trois pour sur­vivre, on est plus fatigué et on lit des romans moins exigeants. Le prix des livres, comme celui des places de théâtre a aug­men­té. La pop­u­la­tion n’est plus du tout homogène. Il y a des écarts de salaires énormes. C’est la frange de la pop­u­la­tion qui a de l’ar­gent qui va désor­mais au spec­ta­cle. Elle y va pour con­som­mer. Et les théâtres s’adaptent à cette nou­velle demande. Le réper­toire change : il est plus diver­tis­sant, plus boule­vardier, moins auda­cieux. C’est encore moins facile d’in­ven­ter du nou­veau. Surtout pour les jeunes indépen­dants. Cette sit­u­a­tion redou­ble, à mon avis, la respon­s­abil­ité de l’Ouest à l’é­gard l’Est. 

A. T.: Est-il vrai de dire que le jeune théâtre d’Eu­rope de l’Est n’aborde plus la thé­ma­tique du poli­tique ?

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