IL EST NÉ avec les galeries qui l’habitent, et qui lui donnent au demeurant leur nom. Il est donc contemporain de cette époque où Bruxelles bruxellait plus que jamais. La ville se découvrait une vocation qui ne ferait que se confirmer par la suite, celle d’une métropole mondiale. Il ne s’y décidait pas encore grand-chose sur le vaste échiquier diplomatique, cela viendrait plus tard. Les enjeux politiques belges apparaissaient dérisoires aux yeux de l’étranger. Londres régnait sur les mers, Paris pressentait le vacillement de son second empire. Bruxelles était à l’abri de ce genre de manœuvres.
En revanche, on y brassait des affaires ! Brasser était d’ailleurs le mot, dans cette ville où les brasseurs occupaient l’une des plus belles demeures de la Grand-Place. À Bruxelles, on pouvait faire fortune sans trop que cela se sache dans les cercles où l’on se surveille vraiment. Ville-refuge pour les intellectuels menacés, puisque les choses de l’esprit, Baudelaire l’avait bien vu, n’y concernaient pas grand-monde, elle était aussi une ville-ressource pour ceux qui voulaient s’enrichir en toute tranquillité, et qui avaient le goût de la douceur de vivre.
Les Galeries étaient destinées à ces gens-là. Elles furent conçues comme un espace d’agrément avant tout : un lieu de commerce dans tous les sens du terme. Commerce des denrées, commerce des contacts. Cela supposait des boutiques, des tavernes, des restaurants, des théâtres. Parmi les magasins, il y en avait un moins inoffensif que les autres : celui de l’armurier où Verlaine irait acquérir le revolver avec lequel il ferait feu sur Rimbaud. Parmi les tavernes, il en était une plus inspirée que les autres : celle où, certains midis, les poètes de la « Jeune Belgique » tenaient leurs assises. Les Galeries étaient, au fond, un vaste théâtre de la société bruxelloise, un résumé mondain de ce que la ville pouvait offrir de plus plaisant, de plus frivole, de plus véritablement grave en somme…
Elles furent donc dotées de deux théâtres (et, plus tard, bien sûr, d’un cinéma, qui s’y imposait d’autant plus que les premières projections du Cinématographe Lumière en Belgique s’étaient tenues là), par un souci La chapelle des Brigittines a longtemps été montrée du doigt pour sa beauté et le scandale que sa beauté ne dissimulait pas : les immeubles qui l’encerclent lui sont une offense personnelle. Car la chapelle fut détrônée en des temps sans mémoire, par des HLM qui la surplombent, ambassadeurs de la hâte et du trop tard. Le trop tard est une manière d’agir peu scrupuleuse qui ne connaît la courtoisie que dans l’après-coup.
Une manière d’agir bien connue à Bruxelles puisqu’elle y a reçu un nom. Derrière ce que les manuels d’architecture repèrent comme une des premières chapelles baroques d’Europe, se profile donc un terme qui semble bien être celui d’une maladie ; il y avait déjà la brucellose, il y aurait désormais la bruxellisation. C’est un mot qui désigne la manière d’enlaidir les éventuels messagers d’une grandeur passée, une façon de défigurer les visages de pierre, une recommandation morale aux architectes en herbe. La bruxellisation, c’est tellement craindre une invasion de la beauté qu’on l’encercle de laideur.
L’avenue qui mène à la chapelle est en pente, c’est de loin que l’on repère sa modeste prière qui est une prière d’insérer. Entre la modernité dans l’envergure de ses ratages, insérez donc cette page d’histoire, cette enluminure qui fait voyager à elle seule.
Des artistes aiment l’écoute de la chapelle. L’aujourd’hui perce la muraille et nous apporte son lot de trains, d’ambulances qui parlent de blessures sous sa voûte. Mais la magie demeure. Tout ce qui traverse le texte de l’acteur, les notes du musicien, trouve ici sa place, dans ce repli du temps assailli par le temps. C’est une écriture du hasard qui s’y livre, où la cloche mêle son grain d’éternité. Comme les Grecs apprivoisaient la mer ou la montagne pour théâtraliser l’horizon, la chapelle des Brigittines glane le son des choses et c’est un surcroît d’émotions qui nous vient du hasard des passages sonores.
Les danseurs souvent la veulent nue et plus que nue. C’est dire sa beauté. Il lui faut peu de voiles pour ajouter à son mystère. Les murs portent la cicatrice d’une gloire qui nous assure que déjà avant nous, nous vivions.
La chapelle des Brigittines est comme une compagnie invisible sur les chemins de l’existence. J’aime à croire qu’elle affectionne les pieds sonores qui, après l’agenouillement, lui apportent le signe d’un autre rituel qui se déroule en son chœur. Elle nous offre la froideur apaisée de son corps, usé par les pieds, les genoux des orants et j’espère qu’il subsiste en elle un peu de contemplation qui nous gagne, d’attention implicite qui fait baisser la voix dès son seuil franchi. Ainsi en est-il des lieux sacrés, c’est-à-dire des lieux qui portent en eux leur propre réverbération. Lucrèce disait que tout lieu d’écho était un temple. La chapelle porte en elle les bruissements tus, les espoirs proférés dans le dialogue du silence.
Je me souviens d’un concert où le musicien entrant par la porte latérale, celle qui mène aux bâtiments faisant office de coulisses, fut malmené par des pierres lancées du dehors par des enfants. Des enfants des immeubles tout proches, sans doute, qui assistaient de loin, par une soirée de juin à ce privilège, à cette gratuité qui est la définition même de la fête. Il a fallu fermer la porte à cette intrusion qui s’armait ce jour-là de projectiles. Ces enfants lapidaient la musique nous rappelant aussi à quel point la musique peut-être déchirante. Elle le fut ce soir-là, elle le fût par cette vision oblique des enfants armés de pierre, visant un rendez-vous avec la beauté. Ces enfants rebelles nous apprenaient qu’écouter de la musique est la seule soumission qui soit belle.
« C’est dans cet aller-retour entre le jeu et la direction d’acteurs que je trouve mon plaisir. »
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