Le Corps Graphique

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Le Corps Graphique

Á propos de Wherever the music takes you de Ayelen Parolin et Lea Petra*

Le 12 Oct 2019
Wherever the music takes you II, Chorégraphie et interprétation Ayelen Parolin, Création musicale et interprétation Lea Petra, Les Brigittines, Bruxelles 2019, Photo Michel Cristelbach.
Wherever the music takes you II, Chorégraphie et interprétation Ayelen Parolin, Création musicale et interprétation Lea Petra, Les Brigittines, Bruxelles 2019, Photo Michel Cristelbach.

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Wherever the music takes you II, Chorégraphie et interprétation Ayelen Parolin, Création musicale et interprétation Lea Petra, Les Brigittines, Bruxelles 2019, Photo Michel Cristelbach.
Wherever the music takes you II, Chorégraphie et interprétation Ayelen Parolin, Création musicale et interprétation Lea Petra, Les Brigittines, Bruxelles 2019, Photo Michel Cristelbach.

Au sol : comme un tapis blanc, vir­ginal, immac­ulé, par­faite­ment uni et lisse.
La page blanche de Mal­lar­mé peut-être, comme inquié­tant hori­zon d’attente de l’artiste – danseuse, choré­graphe, per­formeuse, Aye­len Parolin en per­son­ne – qui se tient en lisière de cette aire, le long des murs courbes de l’abside de la Chapelle des Brigit­tines.

Page blanche

Et puis la voilà qui, trans­gres­sive, investit cette page. Cha­cun de ses mou­ve­ments laisse au sol une trace graphique. On pour­rait croire un instant que l’artiste s’est équipée de réser­voirs d’encre noire, d’encre de Chine, dis­simulés dans les jambes et les manch­es de son cos­tume, et que les extrémités de son corps, pieds et mains, telle une plume ou la pointe d’un sty­lo, se sont don­né pour mis­sion de dessin­er au sol une estampe abstraite ou d’écrire un mes­sage dans l’idiolecte d’idéogrammes incon­nus. On pense aus­si au tra­vail de gravure de la plume sur les sil­lons noir sur blanc de la carte à grat­ter, ces cousins plus légers de la gouge et du linoléum.

On décou­vri­ra plus tard que le seul mou­ve­ment, voire le seul effleure­ment du sol sont à l’origine de cette action graphique per­for­ma­tive. Car c’est un nap­page de poudre de craie blanche épan­due sur le tapis de caoutchouc noir du plateau qui provoque cette illu­sion d’esquisse ou d’écriture. Et selon un principe de dérè­gle­ment chao­tique qu’affectionne par­ti­c­ulière­ment la choré­graphe dans l’évolution dra­maturgique de ses spec­ta­cles, la belle page blanche ne cessera de se dégrad­er au fil de la per­for­mance, nous offrant au final une image de souil­lure et de dévas­ta­tion où traces noires et blanch­es s’indistingueront dans une gri­saille de plus en plus con­fuse.

Corps grotesque

Ce qu’il y a aus­si d’étrange dans ce stylet vivant, aux mou­ve­ments en apparence automa­tiques et incon­trôlés, c’est son extrav­a­gant cos­tume, cet accou­trement lui-même tout blanc, tout en rem­bour­rage de fauss­es hanch­es, faux cul, faux ven­tre, faux seins, aux formes féminines plus que généreuses, hymne à l’excroissance et à l’embonpoint, à l’instar de ces divinités archaïques tutélaires, exal­tant d’un même mou­ve­ment la fer­til­ité, la fécon­dité, l’abondance de la nature et la mater­nité, telle l’Artémis – dite aus­si Vénus – d’Ephèse et ses mul­ti­ples décli­naisons antiques.

Comme la danseuse avait eu l’idée de com­pléter ce cos­tume par une grossière per­ruque de laine noire qui pou­vait évo­quer la tig­nasse crépue d’une Africaine, de jeunes esprits cha­grins, obsédés par les ques­tions de racisme et de sex­isme, furent par­fois prompts, en écho à l’affaire des Sup­pli­antes de La Sor­bonne, à voir dans les formes féminines ampli­fiées du rem­bour­rage une référence à la Vénus hot­ten­tote et dans la per­ruque de car­naval, une nou­velle expres­sion du « black face »… J’avais préféré quant à moi décel­er dans la grâce du mou­ve­ment et dans l’inquiétante étrangeté de ce corps bouf­fon, bossu, ven­tru, au vis­age enfar­iné, une allu­sion loin­taine aux Pul­cinel­las aériens et grotesques de Tiepo­lo. Marie Baudet, dans La Libre Bel­gique du 28 févri­er 2019 m’emboitait le pas en y lisant quant à elle une pos­si­ble cita­tion du pein­tre et sculp­teur colom­bi­en Fer­nan­do Botero et de ses mod­èles XXL. On pour­rait aus­si penser, la couleur en moins, à Niki de Saint Phalle et à ses « nanas », autres ama­zones joyeuses de la ron­deur et de la mater­nité.

Déglingue

Le troisième éton­nement provient, comme ç’avait été déjà le cas avec le spec­ta­cle Héré­tiques, de la présence à jardin d’un piano droit des plus sim­ple, domp­té, dressé, mal­mené, rudoyé mais aus­si tutoyé, caressé, bichon­né par l’inimitable Léa Petra dont l’androgyne ambiguïté, toute en ten­dresse et bru­tal­ité, dia­logue har­monieuse­ment avec le tracé sac­cadé, syn­copé de notre Vénus prim­i­tive en son déli­rant sab­bat. Ce qui nous trou­ble plus encore, c’est la dialec­tique à l’œuvre entre les sons tan­tôt improb­a­bles ou inouïs, tan­tôt très mélodiques ren­dus par l’instrument, et les gestes et mou­ve­ments par­fois intem­pes­tifs du corps de la danseuse. Éter­nelle énigme de l’œuf et de la poule. Qui est à l’origine du proces­sus créatif ? Les sonorités musi­cales, qui stim­uleraient le corps et le mou­ve­ment ?
Ou les impul­sions gestuelles et dan­sées, qui com­man­deraient à « l’accompagnatrice » ? Les deux, mon colonel. Voilà pourquoi je par­le de dialec­tique : une ten­sion, une dou­ble écoute, un dou­ble jeu de stim­uli et de répons­es prési­dent aux principes de cette créa­tion. C’est ensem­ble que la danseuse et la pianiste vont nous entraîn­er dans leur folie dévas­ta­trice. Tan­dis qu’Ayelen, telle un crus­tacé qui mue, se délestera de sa per­ruque et de sa cara­pace de mousse et de tis­su pour se livr­er à nous, qua­si effeuil­lée, en sim­ple biki­ni, comme les gym­nastes romaines des mosaïques de Piaz­za Arme­ri­na, sa parte­naire Lea se livr­era à une entre­prise de déglin­gage du piano, extrayant et bal­ançant avec un bel humour pince sans rire les planch­es et autres bouts de bois flot­tants dépas­sant de l’instrument. L’image finale nous pro­posera une ultime ten­sion, comme apaisée, entre les deux pôles de la représen­ta­tion : la danseuse, au sol, sur le dos, au pied du piano, arc-boutant ses jambes en diag­o­nale con­tre les mon­tants de l’instrument, soulig­nant ain­si l’énergie que trou­ve le mou­ve­ment, même lorsqu’il paraît immo­bile, à oppos­er les forces de la ver­ti­cal­ité – le piano droit, le dos cam­bré de la pianiste… – et de l’horizontalité : le dos de la danseuse éten­du sur le plateau dévasté, souil­lé, mac­ulé de poudre de craie.

Créé à la Chapelle des Brigit­tines, Brux­elles du 26 févri­er au 2 mars 2019

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Yannic Mancel
Après l’avoir été au Théâtre National de Strasbourg puis au Théâtre National de Belgique, Yannic...Plus d'info
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