Un pacte secret pour douze écervelés

Compte rendu

Un pacte secret pour douze écervelés

Le 5 Juil 2016
Photo © Daniele Borghello
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« Chaque année, en France, 216 000 femmes âgées de 18 à 75 ans sont vic­times de vio­lences physiques et/ou sex­uelles de la part de leur ancien ou actuel parte­naire intime (mari, con­cu­bin, pac­sé, petit-ami…). Il s’agit d’une esti­ma­tion min­i­male. En 2014, le nom­bre total de femmes tuées dans le cadre de vio­lences au sein du cou­ple s’élève à 134. » (source : Min­istère des droits des femmes / stop-violences-femmes.gouv.fr)


En 2008 à Glouces­ter (Mass­a­chus­setts), un groupe d’adolescentes fait un pacte après avoir été témoin ou vic­time de divers actes d’agressivité de la part d’hommes : tomber enceintes en même temps et élever ensem­ble leur progéni­ture (preg­nan­cy pact).
C’est à par­tir de ce fait divers peu banal – et du doc­u­men­taire qui s’en inspi­ra, Break­ing our silence, où l’on voit le chef de la police de Glouces­ter, cette petite ville de 30000 habi­tants, dénon­cer de trop nom­breux épisodes de vio­lences famil­iales (1) – que Mar­ta Cus­cunà con­stru­it le troisième volet de sa trilo­gie sur la résis­tance fémi­nine, inti­t­ulé Sor­ry Boys / Dia­logues sur un pacte secret pour 12 têtes coupées. Sous sa direc­tion dis­crète mais savam­ment orchestrée, ses mar­i­on­nettes à tiges dont on ne voit que la tête renou­vel­lent avec brio l’art des pupi, qui évoque tra­di­tion­nelle­ment en Ital­ie les gestes des aven­tures mémorables des Pal­adins de France.

Les jeunes filles, au cen­tre de l’histoire, n’apparaitront jamais. Sur le plateau, l’actrice est dis­simulée der­rière deux pan­neaux à trous, comme on peut en voir aux ker­mess­es – le but de ce jeu pop­u­laire étant de faire tomber les têtes en tirant dessus avec un pro­jec­tile – et fait savam­ment déclin­er le regard du spec­ta­teur à la fois sur la mar­i­on­nette (l’ob­jet ani­mé) et sur sa main (le geste créa­teur).

Ce ne sont pas les douze aveu­gles de Mau­rice Maeter­linck (2), per­dus dans une forêt, atten­dant le retour du guide, que l’on observe ici, mais les per­son­nages de cette his­toire rocam­bo­lesque, qui, au fond, ont l’air tout aus­si effrayé par l’environnement hos­tile qui les entoure que les fan­tômes du poète belge.

À jardin, un groupe de jeunes garçons. À cour, les « adultes », avec le Pro­viseur, l’infirmière de l’école, et les par­ents, car­ac­térisés assez sché­ma­tique­ment, qui sem­blent encore plus irre­spon­s­ables que leurs enfants : le niais qui se fait marcher sur les pieds (par sa femme en pre­mier lieu), la dévote, la femme issue de l’immigration, etc. La lumière éclairant l’un ou l’autre groupe en fonc­tion des pris­es de parole de cha­cun : tout fait signe, les dif­férentes tonal­ités des voix, le débit ver­bal, les pos­tures…

Photo © Daniele Borghello
Pho­to © Daniele Borghel­lo

Sur le fond de scène, en lieu et place des ado­les­centes, leurs con­ver­sa­tions virtuelles, style What­sApp, sont affichées. Où l’on voit Lil annon­cer à ses copines que ça y est, elle a « du retard » ; les autres de réa­gir à coup d’émoti­cons

Les garçons, eux, réac­tivent, sur un mode ludique et assez par­o­dique, des stéréo­types de la pornogra­phie. Leurs réflex­ions se lim­i­tent à des com­men­taires sex­uels crus qui lais­sent transparaître l’image qu’ils se font – ou voudraient se faire – de la femme. Ils instal­lent un malaise pal­pa­ble dans la salle, car ils sont, au fond, très per­tur­bés par le rejet qu’ils subis­sent de la part de leurs « copines ». Le dia­logue est impos­si­ble entre ces deux « com­mu­nautés gen­rées ». Il se résume à des hash­tag lancés par porta­bles inter­posés : « je suis enceinte » « pas pos­si­ble » « refais le test », etc. De plus, les scènes sont ponc­tuées par des pro­jec­tions d’une appli­ca­tion pour femmes enceintes qui « explique » assez suc­cincte­ment où en est la crois­sance du fœtus : à 7 semaines, une myr­tille, à 11, un cit­ron, etc. Belle métaphore de notre société virtuelle qui nous informe instan­ta­né­ment sur tout sans pour autant nous don­ner les clés de com­préhen­sion. Sen­ti­ment de vacuité exis­ten­tielle…

L’actrice / met­teuse en scène s’empare aus­si magis­trale­ment des codes du cirque, mêlant à l’exposé de faits sci­en­tifiques, générale­ment for­mulés par le mon­treur – le manip­u­la­teur étant déten­teur d’un savoir qu’il trans­met au pub­lic – la nar­ra­tion pure du con­te.

Nous sommes ici bien loin de l’émancipation par l’esprit dont fai­saient preuve les Clariss­es d’Udine, dans le pre­mier volet de la trilo­gie de Mar­ta Cus­cunà (3) : alors qu’à la Renais­sance, la libéra­tion de la femme pas­sait par la cul­ture, aujourd’hui, on peut se deman­der si nos filles sont réduites à devoir pass­er par leurs corps pour s’affranchir pleine­ment. N’y aurait-il pas d’autre(s) type(s) de projet(s) émancipateur(s) pour elles ? Le spec­ta­cle soulève aus­si, en fil­igranes, la ques­tion des mod­èles mas­culins en cours dans notre société.

Qui sont les plus à plain­dre, finale­ment ?

Ce texte est le troisième volet d’un article publié dans le numéro 129 d’Alternatives théâtrales, "Scènes de femmes, Écrire et créer au féminin" (parution le 11 juillet au Festival d’Avignon): Ermanna Montanari, Emma Dante, Marta Cuscunà, mythiques mystiquesphpThumb_generated_thumbnailjpg

1. Les chiffres sont impressionnants : 380 appels pour violence conjugale en un an. 
2. Cf le n°73-74 Modernité de Maeterlinck / Denis Marleau, disponible en PDF.
3. La Simplicité trahie (La Semplicità ingannata) programmé l’année dernière, aussi dans le cadre de Chantiers d’Europe (Théâtre de la Ville, Paris). Qualifiée de Satire pour actrice et marionnettes sur le luxe d’être femme, ce spectacle passionnant et très inventif, librement inspiré de l’œuvre d’Arcangela Tarabotti (1604-1652), raconte l’histoire authentique des Clarisses d’Udine, qui, vers 1590, transformèrent leur couvent en véritable lieu d’effervescence intellectuelle. Une expérience avant-gardiste extraordinaire de libération par la culture que ces religieuses avaient réussi à mettre en place, à cette époque où les femmes étaient le plus souvent laissées dans l’ignorance absolue. Un matriarcat qui utilisa la connaissance comme arme et la feinte ignorance comme stratégie de défense – les religieuses seront plusieurs fois jugées par les tribunaux de l’Inquisition et se défendront en se faisant subtilement passer pour simples d’esprit. 

Les deux pièces de Marta Cuscunà évoquées ici ont été traduites en français et surtitrées par Federica Martucci.
Compte rendu
Théâtre
Critique
Numéro 129
26
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Laurence Van Goethem
Laurence Van Goethem, romaniste et traductrice, a travaillé longtemps pour Alternatives théâtrales. Elle est cofondatrice...Plus d'info
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