Il y a vingt-cinq ans, Bernard Dort écrivait, anticipant ce qui se préfigure aujourd’hui : « Le règne du metteur en scène ou du directeur d’orchestre touche à sa fin. On ne reviendra pas à celui de l’auteur ou du musicien seul — pas plus qu’à celui des comédiens ou des chanteurs. La définition d’une nouvelle relation entre les composantes de tout spectacle, entre le texte (littéraire et/ou musical), le jeu et l’image… s’impose. Ce qui fait, maintenant, question, c’est la possibilité d’une « œuvre d’art commune », entendue non au sens unitaire que Wagner donnait à cette expression, mais comme une polyphonie d’éléments relativement autonomes. Certaines réalisations de Robert Wilson ou de Luca Ronconi la préfigurent. Sur un tel enjeu, théâtre et opéra ne peuvent que se rencontrer, sans pour autant abandonner leurs domaines spécifiques ni confondre leurs moyens. Il est vrai que, étant par définition composite, l’opéra a peut-être, ici, une mesure d’avance…»1
La première phrase peut faire sourire (le règne du chef d’orchestre a encore de beaux jours devant lui!), mais la prédiction de Bernard Dort, franchement provocante à l’époque, se révèle étonnamment juste. La scène théâtrale contemporaine est bien devenue ce lieu où s’élabore une nouvelle polyphonie, dont les règles et les enjeux sont en partie communs au théâtre et à l’opéra.
Du fait de la mondialisation et des technologies de l’information, le monde connaît aujourd’hui une mutation majeure, par laquelle les sociétés humaines se crouvent bouleversées, dans leurs fonctionnements et leurs identités. Habitué depuis toujours aux échanges, aux transferts, aux circulations diverses, cet art international qu’est l’opéra a eu la chance d’avoir, effectivement, « une mesure d’avance » sur d’autres arts. Une mesure. L’expression est parlante. Elle explique les incompréhensions entre l’opéra et le théâtre, qui n’ont pas toujours été en phase : une mesure de distance, c’est très peu de choses mais largement suffisant pour créer des dissonances. De facto, l’opéra articule la scène, le texte, la musique et les images. Mais il fait plus. Par la force de la musique, qui est tout à la fois un art « mathématique » et un art hautement « émotionnel », il « s’empare des fondements de l’âme »2 et touche des publics au-delà des frontières linguistiques et culturelles.
En balayant désormais tout le champ de la présence (du chant lyrique, qui reste « naturel », immédiat, aux virtualités des nouvelles technologies), l’opéra joue en virtuose de cette polyphonie de formes et de matières qui lui est propre, tout en participant aux recherches obsédantes de l’art contemporain.
Inventer pour notre monde une nouvelle polyphonie, qui engage non seulement les anciens matériaux de l’art, mais leurs liens et leurs contextes. Voilà le défi que se donne l’art aujourd’hui. Et ce défi, l’opéra le relève avec force, lui qui est l’art de l’extrême par excellence.
- Bernard Dort, « Le théâtre, c’est-à-dire l’opéra », Théâtre en Europe, no 14, juillet 1987, p. 3. ↩︎
- Gérard Mortier, « L’opéra, art des temps modernes ?», Alternatives théâtrales, nos 16 – 17, 1983, p. 10. ↩︎
- Voir par exemple les trois numéros de la revue Théâtre / Public (nos 197, 199, 201) consacrés à cette vaste question, entre 2009 et 2011. ↩︎
- Stuttgart, 2008. ↩︎
- Amsterdam, 2011. ↩︎
- Bruxelles, 2010. ↩︎
- Berlin (Deutsche Oper), 2007. ↩︎
- Bruxelles, 2011. ↩︎
- Salzbourg, 2009. ↩︎
- Amsterdam, 2011. ↩︎
- Covent Garden, 2001. ↩︎
- Moscou, 2011. ↩︎
- Tokyo, 1999 – Paris, 2001 – New York, 2008. ↩︎
- Paris (Châtelet), 2004. ↩︎
- New York – Aix en Provence, 2011. ↩︎
- Bruxelles, 2011. ↩︎
- Berlin (Komische Oper), 2012. ↩︎
- Erfurt, 2012. ↩︎
- Paris, 2007. ↩︎
- Turin – Châtelet, 2007. ↩︎
- Opéra de Lille, 2012. ↩︎
- Madrid, 2012. ↩︎
- Jean-Marie Piemme, « La dramaturgie visible », Alternatives théâtrales, no 16 – 17, 1983, p. 20. ↩︎
- Cf. Leyli Daryoush, L’Opéra ou l’émancipation du corps, à travers l’oeuvre scénique de Christoph Marthaler et Krzystof Warlikowski, Thèse de doctorat, Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, 2009. ↩︎
- Rouen – Opéra-Comique, 2009. ↩︎
- Paris, 2006. ↩︎
- Opéra des Flandres, 2008. ↩︎
- Aix en Provence, 2009. ↩︎