GEORGES BANU- Il nous semble que cette édition du festival d’Avignon où, en tant qu’artiste associé, vous êtes impliqué plus que d’habitude, se place sous le signe du risque. Elle témoigne d’une volonté de réhabiliter cette attitude rebelle et réfractaire au consensus, attitude dont la scène européenne nous semblait avoir perdu l’attrait il y a quelque temps. Comment vous situez-vous par rapport à cette « épreuve du risque » au niveau de la réflexion globale sur sa place aujourd’hui ?
Jan Fabre- Bien sûr, tout dépend du type de risque dont vous voulez parler. S’agit-il du risque mental, du risque physique, du risque social ? Dans le monde artistique actuel, je me sens souvent seul car ce que je dis, je le fais, et je suis ce que je fais. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, quarante-huit heures sur vingt-quatre. Et je ne m’exprime pas différemment lorsque je réalise une pièce de théâtre, lorsque je m’adresse à mes collaborateurs, ou encore lorsque je discute d’un point du vue philosophique, politique ou social. D’après moi, dans le domaine du théâtre en particulier, peu d’artistes ont vraiment la liberté de prendre des risques dans la mesure où ils sont liés à une institution ou à un système. J’ai même parfois l’impression qu’ils sont tellement imprégnés de l’idéologie du lieu dans lequel ils présentent leur œuvre qu’il leur arrive souvent d’édulcorer leur travail, de le rendre plus accessible. Comme nous vivons dans une société désarçonnante, beaucoup de directeurs de théâtres et de festivals disent aux artistes : « Je vous en prie, ne choquez pas mon public, ne le provoquez pas ! » Et nombreux sont les artistes qui s’adaptent, qui versent dans la facilité, qui présentent des spectacles agréables– en faisant par exemple « chanter » le public – et tout le monde quitte la salle de bonne humeur. Pour eux, c’est une question de survie. Rares sont ceux qui prennent véritablement des risques. Rodrigo Garcia en fait partie. J’aurais aimé qu’il soit présent dans cette édition du festival, mais il n’a pas eu le temps de réaliser un nouveau projet. Dans son attitude vis-à-vis du théâtre, du système, de la société, cet artiste prend des risques. C’est aussi le cas de Marina Abramovic. Elle s’est battue contre les limites du système, c’est pour cette raison que je l’ai conviée. À mes yeux, c’est l’une des figures importantes du festival car elle représente le lien entre les arts plastiques, la performance et le théâtre. Vincent, Hortense 1 et moi-même, nous nous sommes donné pour priorité d’inviter des artistes qui ont un univers propre, qui sont artistes avant d’être metteurs en scène. Ils se confrontent, comme vous dites, à « l’épreuve du risque » dans le domaine du théâtre, où généralement l’on ose moins prendre de risques que dans le domaine des arts plastiques ou de la performance.
G. B. - Pourquoi ? Pensez-vous que ce soit plus difficile au théâtre dans la mesure où celui-ci implique une relation à un groupe, à une pratique artistique plus socialisée ?
J. F. - Bien sûr. En tant que plasticien, vous créez une œuvre, et c’est seulement par la suite qu’elle entre dans un « réseau » idéologique – une galerie ou un musée. Au théâtre, la plupart du temps, les artistes travaillent au sein même de ce « réseau » idéologique ; leur œuvre est donc imprégnée de celui-ci, de l’époque, du lieu… Et cela se sent. En revanche, il en va autrement dans les arts plastiques : un dessin ou une sculpture ne sont exposés qu’une fois terminés. Et j’ai par exemple vendu des dessins que j’avais réalisés il y a vingt ans, et dont personne n’avait voulu à l’époque. Le même cas s’est produit pour certaines de mes sculptures. Au théâtre, c’est impossible : on ne peut pas conserver une pièce de théâtre. Ainsi, nombre de mes collègues s’adaptent afin de pouvoir créer leurs œuvres. Ils édulcorent leur travail. Voyez par exemple ce qui vient de m’arriver à Paris avec THE CRYING BODY : le Figaro m’a descendu ; le Théâtre de la Ville a décidé d’annuler deux productions de l’année prochaine. On a parlé de cette performance au Parlement en Belgique, en Italie, aux Pays-Bas. Juste parce qu’elle contenait une scène où des acteurs pissaient. En Belgique, les organisations de droite ont commencé à se servir de cet incident. Il y a eu des débats à la télévision, Gérard Mortier m’a défendu. Je suis trop radical. D’une certaine manière, la situation n’a pas tellement changé. Je posais problème il y a vingt ans, et je pose encore problème aujourd’hui.
G. B. — N’avez-vous pas l’impression que la société est pourtant plus permissive aujourd’hui ? Il y a trente ans, les tabous étaient tout de même plus présents, et la radicalité du « risque » s’exerçait grâce à des groupes qui travaillaient plutôt hors institution ?
J. F. — À la fin des années 1970 et au début des années 1980, la conjoncture économique et artistique était bien plus favorable que de nos jours. Les directeurs de festivals et de théâtres recherchaient, comme Avignon aujourd’hui, des artistes qui prenaient des risques. Mais actuellement, dans beaucoup de festivals et de théâtres, les directeurs ne veulent pas provoquer le public. Ils veulent juste des critiques élogieuses, un public satisfait, des applaudissements enthousiastes. Ils courent après le succès, mais le succès est un véritable poison.
G. B. - Nous essayons de distinguer la provocation et le risque, la provocation à la manière des événements « dadas » par exemple et le risque. Faites-vous une différence ?
J. F. — Je ne crois pas que mon œuvre tienne de la provocation. Pas du tout. Je n’entame jamais une sculpture, une pièce de théâtre ou un texte avec l’intention de provoquer. C’est toujours l’autre partie qui perçoit de la provocation. D’après moi, l’artiste ne recherche jamais la provocation. Je dirais que l’autre partie n’est pas suffisamment informée. Si les gens ne sont pas bien formés en histoire du théâtre ou en histoire de l’art, il leur manque des indications : ils sont donc incapables de déchiffrer ce qui se dit. C’est le problème principal. Comme je le dis toujours, mon métier consiste à évoquer des images ou des idées dans l’esprit des spectateurs, de chaque spectateur. Mais loin de moi toute idée de provocation. Le risque n’a rien à voir avec cela. Le risque est plutôt lié à la recherche. En tant qu’artiste, j’avance toujours vers la terra incognita. Et je me dis : « Voilà un sujet à explorer car je ne me suis encore jamais aventuré dans cette direction. » C’est pour cela que je fais ce que je fais. Et cela implique un risque mental, un risque physique. Avec mes acteurs et mes danseurs, je me lance par exemple dans une recherche sur les fluides corporels : qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’est-ce que la vessie ? Qu’est-ce qui exerce une action sur les reins ? Il s’agit d’une recherche au sens biologique du terme. Et soudain, je me retrouve sur un terrain que je n’ai encore jamais exploré au théâtre. Je prends donc des risques. Et l’autre partie y voit probablement de la provocation. Mais selon moi, le risque est avant tout lié au champ de la recherche.
Katia Arfara - Le risque n’implique-t-il pas d’emblée un geste négateur, un acte de révolte ?
J. F. - Non, mon œuvre n’a jamais été contre quoi que ce soit. Il ne s’agit pas de révolte ou de protestation. Mon œuvre puise toujours sa source dans la curiosité. Quand on regarde le monde en tant qu’artiste, on regarde aussi en soi. On se tourne vers soi-même et on se demande : « Qu’est-ce que je fais dans ce monde ? Pourquoi suis-je là ? Comment mon corps fonctionne-t-il ? Pourquoi je réagis ainsi ? Pourquoi suis-je comme ceci ou comme cela ? » C’est plutôt un questionnement et une curiosité qui nous poussent à faire ce que nous faisons. Nous agissons simplement à partir d’une pensée organique. Certains croiront peut-être que ce que nous faisons est dirigé contre eux. Mais ce n’est pas du tout le cas. Non, car nous ne pouvons pas être contre l’humain, contre la beauté… C’est vrai, je suis tout de même contre la destruction ! Mais je ne m’opposerai jamais à l’art et à la beauté.
G. B. - Votre univers poétique se déploie à travers tant de domaines très divers : la peinture, la sculpture, le dessin, le théâtre, la danse. Quel est pour vous le lien qui unit des activités si différentes ? Est-ce que le medium que vous utilisez importe beaucoup ? Découvrez-vous des choses différentes suivant que vous sculptiez ou que vous travailliez avec une compagnie ?
J. F. - Bien sûr. L’intelligence kinétique du corps de mes acteurs et de mes danseurs m’apprend parfois énormément de choses, ce qui influence mon travail en sculpture – c’est une sorte de réflexion sur le corps humain et beaucoup de mes sculptures traitent du corps humain. Mon approche s’est muée en un processus très organique, très logique. Dans mon travail quotidien avec mes acteurs et mes danseurs, je traite d’espaces et de dimensions, de distances et de volumes.
G. B. - D’une part, vous évoquez les « muses », les « larmes », termes souvent perçus comme un peu démodés, appartenant au XIXe siècle, vous osez aussi parler de la beauté presque à la manière des préraphaélites tandis que d’autre part, vous travaillez sur ce que Mikhaïl Bakhtine définissait comme le « bas corporel », sur tout ce qui subvertit justement les valeurs « hautes » que vous invoquez. Vous semblez vouloir travailler justement sur cette « tension ».
J. F. - Je viens d’écrire un nouveau texte pour L’HISTOIRE DES LARMES, un texte dont le sujet est probablement lié à cette question. Il traite de la phrase suivante : « Quand vous ressentez les choses, votre vie est tragique ; quand vous pensez, votre vie est comique. » En un certain sens, ce que vous dites est vrai. Et j’ai l’impression que cette dualité est présente dans mon travail : je suis à la fois un artiste d’aujourd’hui et d’hier. Je ne suis pas de ce temps parce que je crois trop à la portée de l’artiste. Je suis convaincu que j’ai un message à transmettre, que je peux apporter quelque chose au monde. Et ce sont là des idées du passé. D’un côté, je suis un être très tragique dans la mesure où je ressens les choses. Ma situation dans le domaine des arts plastiques ou du théâtre est également tragique. Je ne fais pas partie d’un groupe, ni d’un courant à la mode : tout au long de ces 25 ans, j’ai toujours travaillé seul. Je n’ai jamais appartenu à aucun mouvement artistique flamand. De l’autre côté, je suis vraiment un artiste comique parce que je réfléchis, j’observe les choses avec distance, j’analyse, je pratique l’ironie – à ne pas confondre avec le cynisme. Dans le théâtre d’aujourd’hui et dans beaucoup d’œuvres d’art contemporain, le cynisme est un ingrédient de base qui est souvent utilisé comme une arme, de même que la polémique. Dans mon travail, j’essaie de garder mes distances par rapport à cela. En résumé, je réfléchis et j’analyse les choses pour moi-même, ce qui me rend comique. Et dans le même temps, je suis tragique parce que je ressens les choses, parce que je suis en empathie avec la vie. Telle est sans doute la raison de la dualité que vous remarquiez dans mon œuvre.
K. A. - Vous travaillez souvent sur la tension entre un rythme lent voire extrêmement lent et un traitement plein d’énergie, dynamique et violent. J’aimerais vous demander quelle est selon vous la différence entre votre œuvre et celle de Bob Wilson en ce qui concerne le traitement du temps ?
J. F. — Bob est un ami et j’ai du respect pour son travail. La grande différence entre lui et moi réside dans le fait que nous avons un background culturel totalement différent. Bob Wilson est un artiste américain ; je suis un artiste européen, un artiste flamand. Et j’ai donc bénéficié d’une toute autre formation que lui – ce qui a des implications sur mon approche du temps. C’est mon père qui m’a formé : il m’a passé des dessins de Van Gogh, Dürer et Rubens mais aussi de Bosch, et il m’a obligé à les recopier encore et encore jusqu’à ce qu’il m’ait prouvé qu’il y avait presque une sorte de ligne culturelle génétique, au niveau physique, corporel, dans la façon dont Van Gogh ou Dürer dessinaient… J’ai ainsi appris que le temps est un facteur indispensable pour inculquer quelque chose à son corps ou à son esprit. Et en considérant le temps comme un élément fondamental pour apprendre soi-même quelque chose ou pour enseigner quelque chose aux autres, le temps devient une sorte de véhicule permettant de modifier des contenus ou de découvrir les différentes couches qui forment le tissu des choses. Il s’agit là d’une toute autre approche du temps ! C’est comme regarder un tableau d’un primitif flamand et se rendre compte du temps qu’a nécessité son élaboration. Il recèle de nombreux détails et allégories : leur déchiffrage prend du temps, leur réalisation aussi. C’est en me faisant copier les maîtres que mon père m’a appris ce qu’était un trait sur le papier, et en particulier un trait flamand, hollandais, italien ou allemand. On apprend en expérimentant les choses et en prenant le temps de les faire.
K. A. — « Copier » forme par ailleurs un des motifs de votre travail pour la scène…
J. F. — Savez-vous quand on devient original ? On le devient quand on tente de copier quelque chose et que l’on n’y arrive pas. Cela se produit par exemple lorsqu’un acteur ou un danseur veut apprendre un texte ou un mouvement. Pour étudier un mouvement, un danseur voudra copier un autre danseur. Comme il a un autre corps, une autre morphologie, une autre condition physique, un autre passé, il aura beau faire de son mieux, il n’y arrivera pas. Et cet échec fera de lui un individu, un être original et authentique. En art – et cela vaut aussi pour tout artisanat –, il faut tâter la matière, il faut toucher les choses et les sentir. Il est nécessaire de passer par toutes ces étapes : tâter, copier, se demander ce que c’est, comment c’est fait et si on peut le faire aussi. C’est la base. Quand nous étions bébés, nous apprenions ainsi : nous essayions de copier le père et la mère. Il ne suffit pas de voir, il faut expérimenter.
K. A. - Entretenez-vous ce même rapport tactile avec l’écriture ?
J. F. — Oui. L’écriture d’un texte s’apparente à la réalisation d’une nouvelle sculpture ou une installation. J’écris toujours à la main, je n’utilise jamais d’ordinateur : « j’écris » au sens premier du mot. Parfois, c’est comme si je dessinais. Je sens physiquement si un mot est juste ou non. Ici aussi on retrouve ce que je vous disais tout à l’heure : la pensée est comique, et l’émotion est tragique.
G. B. - Mais en général, l’artisanat est lié à l’anonymat. Or vous travaillez en artisan, mais en même temps, dans votre travail, vous êtes à la recherche de quelque chose de très personnel, de très intime. Comment expliquez-vous cela ?