« JE CROIS qu’il y a un état où le guerrier, la gueule trouée à mort reste là, il continue à se battre et à avancer. Il n’est pas mort, il avance pour l’éternité. »
Antonin Artaud, Journal de Rodez
L’idée de la prise de risque dans ma pratique artistique me pose problème car elle suppose une intentionnalité, or ma pratique artistique est un mouvement de dépossession.
S’il y a intentionnalité, le risque tient lieu du calcul, du positionnement. Donc, ce n’est plus un risque, c’est un déplacement stratégique. Et ces déplacements stratégiques, ces prises de risque inscrivent une autre série de questions : quels ennemis ? Quelle forme de lutte ? Quels objectifs ?
Un déplacement stratégique organise une violence dont les buts sont multiples : atteindre ou défendre un territoire, trouver des alliés ou briser des ennemis, conquérir ou protéger un bien, etc. Cette organisation du champ de bataille où, pour citer Hanson, Carnage et Culture sont étroitement liés, est très éloignée de la définition qui me fut transmise d’un acte artistique.
Ainsi l’idée de la prise de risque me fait entrer dans une spirale de violente agitation. Il va être important de se démarquer, de provoquer et d’être de plus en plus provocant. Alors, l’artiste s’arrache au cercle de la contemplation, il n’est plus qu’une signature, un leader dont on juge les capacités agressives.
Mais en se démarquant, peut-on encore de son bouclier protéger son voisin, et de sa lance repousser l’ennemi ? Ou n’est-on que le héros de son pauvre ego ?
Aujourd’hui, pour beaucoup, il apparaît plus important de briller que de développer patiemment les lumières qui nous animent. Pour briller, il faut se croire et se vivre comme unique. Je ne me crois et ne me vis pas comme unique. Je fais partie d’une communauté. Je suis aussi singulier que chacun de ceux qui composent cette communauté. Et tous ces singuliers réunis forment un pluriel qui se donne les moyens d’entrer en conversation et d’inventer un langage.
La question du risque et de la révolte me semble donc éminemment individuelle, alors que la question la plus importante au théâtre est le rapport entretenu par deux communautés assemblées, l’une venue pour parler et l’autre venue pour écouter.
Une révolte ne se partage pas. Que peut-on transmettre avec une révolte, si ce n’est une autre révolte ? Tous les systèmes politiques se nourrissent de nos révoltes et savent très vite les instrumentaliser. Le révolté est encouragé habilement car son agitation est une soupape de décompression qui réduit d’autant la possibilité pour la communauté d’effectuer une révolution.
Je ne parle pas de révolution seulement en termes politiques, mais aussi en termes optiques. Accomplir une révolution, c’est interroger, par un changement de perspectives, notre vision du monde. Accomplir une révolution, c’est accompagner d’un mouvement le mouvement du monde.
L’individu qui vient au théâtre, qui prend le temps de se réunir pour entendre une parole, vient interroger en singulier le rapport qu’il entretient au monde et à sa solitude. Il se donne les moyens d’une révolution. Quand on envoie une sonde dans l’espace – sonde qui est le bras mécanique de notre solitude –, ce n’est pas pour briser notre isolement, c’est pour interroger et révéler notre solitude. Le but n’est pas d’atteindre une planète, de conquérir un territoire, mais de nous projeter dans un inconnu et d’attendre que cet inconnu nous envoie des informations qui nous permettrons de nous réidentifier dans un déplacement de perspective.
Une révolution est un changement de perspective qui peut être tel que ce que nous croyons plat s’avère rond, et que ce que nous croyons être le centre est une périphérie. Cela change une vie. Voilà le risque, changer une vie.
Le poète lui ne prend pas de risques. Il mène des expériences. Dans la Coopérative 326, nous ne prenons pas de risques, nous menons des expériences. L’idée du risque pose, je l’ai dit, le problème du calcul, c’est dire qu’en prenant des risques nous réussirons, nous nous singulariserons. Tandis que nous, nous faisons le pari de rater. C’est le principe des expériences, elles peuvent échouer.
La révélation que nous aurons du monde est une expérience initiatique que chacun doit vivre. Chacun individuellement peut faire des expériences pour avoir une révélation du monde, de ses éléments, de ses mystères et de ses ombres.
Dans l’idée de service public, nous, comme scientifiques de l’égarement, nous devons mener cette expérience et en faire profiter la communauté qui finance ce laboratoire. Communauté qui a pris la décision, dans un acte politique fort, d’affirmer que, pour le développement de la cité, ces laboratoires sont importants. La question devient donc : combien de temps la cité considérera-t-elle que ces laboratoires sont importants ?
Je pense, pour ma part, qu’une partie de la responsabilité de cette question dépend de ces laboratoires qui doivent, envers et contre tout, garder vivant l’esprit des révolutions. Ce qui serait risqué, ce serait d’arrêter de tenter des expériences. Ce serait un pari sur l’avenir extrêmement risqué.