Le paysage dramatique en Angleterre : consensus et transgression

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Le paysage dramatique en Angleterre : consensus et transgression

Le 29 Juil 1999
Article publié pour le numéro
Écrire le théâtre aujourd'hui-Couverture du Numéro 61 d'Alternatives ThéâtralesÉcrire le théâtre aujourd'hui-Couverture du Numéro 61 d'Alternatives Théâtrales
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D’une intense créa­tiv­ité, le théâtre anglais du sec­ond vingtième siè­cle ne cesse de se renou­vel­er. Le goût pronon­cé des auteurs dra­ma­tiques pour la trans­gres­sion, héritée d’un passé pres­tigieux qui igno­rait tout des con­traintes de la bien­séance, se man­i­feste dans un théâtre aus­si orig­i­nal qu’au­da­cieux. Là n’est pas le moin­dre para­doxe d’un pays où la cen­sure théâ­trale a sévi de 1737 à 1968. Le siè­cle se clôt sur un théâtre moins polémique qu’il ne le fut dans les années qua­tre-vingt mais qui se veut tou­jours miroir de la nation. À la fois con­sen­suel et sub­ver­sif, il pose les ques­tions éthiques fon­da­men­tales, con­teste ses pro­pres codes et bous­cule le spec­ta­teur dans ses cer­ti­tudes.

Les nou­velles écri­t­ures s’ex­pri­ment au sein d’un cadre insti­tu­tion­nel dont l’ex­cep­tion­nel dynamisme est le fruit d’une col­lab­o­ra­tion entre un secteur com­mer­cial, tra­di­tion­nelle­ment soumis aux lois du marché (le West End à Lon­dres, dom­iné par les comédies musi­cales à grand spec­ta­cle, les « block­buster musi­cals » ), et un secteur sub­ven­tion­né créé après la guerre. Celui-ci se sub­di­vise en un ensem­ble de com­pag­nies abritées par des salles ortho­dox­es dans les cen­tres des villes, et un cir­cuit « alter­natif » ou « par­al­lèle » (« fringe »), qui pro­duit ses spec­ta­cles en des lieux divers. À Lon­dres, le secteur sub­ven­tion­né des « trois grands », qui com­prend la Roy­al Shake­speare Com­pa­ny avec ses deux salles du Bar­bi­can, le Roy­al Nation­al The­atre et ses trois théâtres, et enfin le Roy­al Court The­atre (Down­scairs, et Upscairs, le théâtre lab­o­ra­toire) spé­cial­isé dans la recherche de jeunes auteurs, se dou­ble d’un ensem­ble inter­mé­di­aire de petits théâtres périphériques, tels que le Bush The­atre, le Gate, le Hamp­stead The­atre, l’Almei­da, les deux salles du Lyric à Ham­mersmich, et River­side Stu­dios, véri­ta­bles ram­pes de lance­ment pour les pro­jets les plus nova­teurs. Le sys­tème du trans­fert des spec­ta­cles du cir­cuit sub­ven­tion­né vers le West End com­mer­cial explique la con­sécra­tion par­fois aus­si rapi­de qu’éphémère de nou­veaux tal­ents. Cette inter­ac­tion per­ma­nente explique l’ef­fi­cac­ité d’un ensem­ble qui porte les expéri­men­ta­tions les plus inso­lentes à la con­nais­sance d’un pub­lic élar­gi.

Le théâtre anglais très con­tem­po­rain prend le pouls de la nation dans une esthé­tique plu­ral­iste, tan­tôt fig­u­ra­tive, tan­tôt abstraite. Même si la créa­tion dra­ma­tique con­tem­po­raine se sig­nale, out­re-Manche, par un mélange des gen­res, faisant cohab­iter un nat­u­ral­isme savam­ment dosé avec un expres­sion­nisme exalté, le réal­isme social, qui imprègne la presque total­ité de la pro­duc­tion théâ­trale, demeure le style anglais par excel­lence. En Angleterre plus qu’ailleurs, l’in­no­va­tion passe par la tra­di­tion. Tou­jours proches du ter­rain, les auteurs restent attachés à la comédie de moeurs, de fac­ture clas­sique, à tonal­ité dra­ma­tique, dans la grande tra­di­tion morale de la pièce à thèse, qu’ils se plaisent à sub­ver­tir.

David Hare rénove le genre et le porte à un niveau d’ex­cel­lence iné­galé. Délais­sant le théâtre expéri­men­tal d’in­ter­ven­tion, qu’il pra­ti­qua dans les années soix­ante– dix, il se tourne main­tenant vers la « pièce bien faite », dont il révise les con­ven­tions réal­istes, pour assur­er à son théâtre une flu­id­ité ciné­matographique liée à sa struc­ture épique en tableaux. Après la vaste fresque de sa trilo­gie de 1993 (RACING DEMON, MURMURING JUDGES et THE ABSENCE OF WAR), explo­ration sans con­ces­sion des insti­tu­tions bri­tan­niques que sont l’Église angli­cane, la jus­tice et le Par­ti tra­vail­liste, Hare se penche sur les muta­tions sociales de l’An­gleterre con­tem­po­raine. Avec SKYLIGHT (1995 ), une pièce intimiste au cadre tem­porel resser­ré (l’ac­tion dure une nuit), l’am­pleur et la dis­tan­ci­a­tion épiques de la trilo­gie cèdent la place à un nat­u­ral­isme de type télévi­suel. David Hare met au cen­tre de la scène les retrou­vailles d’une jeune enseignante et de son ex-amant, sorte de fig­ure pater­nelle resurgie du passé. Inverse­ment, AMY’s Vrnw (1997) recou­vre une ving­taine d’an­nées de la vie d’une famille où deux généra­tions aux valeurs opposées s’af­fron­tent : l’u­nivers du théâtre et celui des affaires. Fêlures indi­vidu­elles et col­lec­tives com­posent ces radi­ogra­phies très fines de l’âpreté du monde posc-thatch­érien. Dans VIA DOLOROSA(1998), un mono­logue où, devenu con­teur et inter­prète, Hare retrace son récent voy­age au Proche Ori­ent, il élar­git son ques­tion­nement aux points chauds de la planète. Son théâtre résonne comme un vibrant témoignage sur la fin du vingtième siè­cle.

Servie par une forte tra­di­tion réal­iste dans la mise en scène comme dans l’écri­t­ure, la comédie de mœurs, qui s’ac­com­mode de thé­ma­tiques var­iées, pénètre de plain-pied dans les domaines tabous. Les auteurs anglais voient le réel de face. L’ho­mo­sex­u­al­ité est banal­isée dans les pièces de Jonathan Har­vey, qui analyse le sujet avec finesse et sen­si­bil­ité (BEAUTIFUL THING, en 1993, au Bush The­atre, et BABIES en 1994, au Roy­al Court). L’inces­te (KILLING THE CAT, de David Spencer, 1990, Roy­al Court Upstairs), l’euthanasie (CURTAINS de Stephen Bill, Hamp­stead The­atre, 1989), le Sida (COMPROMISED IMMU­NI­TY­d’Andy Kir­by, 1989, MY NIGHT WITHREG de Kevin Ely­ot, créée au Roy­al Court et trans­férée dans le West End en 1994), la « drug cul­ture », dans TRAINSPOTTING (Bush The­atre, 1995), une pièce tirée du roman-culte de l’É­cos­sais Irvine Welsh, et enfin le fétichisme sex­uel lié à la coprophilie (THE CENSOR d’An­cho­ny Neil­son, une autre voix venue d’É­cosse, Roy­al Court Upstairs, 1997), sont des sujets douloureux traités sans voyeurisme, ani­mant une quête méta­physique sur fond de cri­tique sociale.

Il en est de même pour les enjeux iden­ti­taires sous toutes leurs formes. La recherche esthé­tique gay s’ex­prime sur le mode visuel où le corps est à la fois objet et sujet du dis­cours. Métaphore de la social­ité, le corps en exhibe les mar­ques arbi­traires. La notion de « per­for­mance », qui implique l’hy­bri­da­tion des gen­res et des tech­nolo­gies, le tra­vail du corps, de la voix, l’é­trangeté des espaces, se sub­stitue à celle de « théâ­tral­ité », trop liée aux con­ven­tions scéniques. Par­mi les nom­breux « per­for­mance artists » que l’on peut voir dans le cir­cuit « alter­natif », Nigel Charnock (THE SECOND COMING, DV8, Drill Hall, 1995) et Claire Dowie (LEAKING FROM EVERY ORIFICE, Bat­tersea Arts Cen­tre, 1995) expri­ment leur douleur en solo. De plus en plus présent sur les scènes anglais­es, le mono­logue gay mar­que un retour ini­ti­a­tique sur un moi blessé. Il décon­stru­it l’or­dre du cul­turel dans une parole libérée du masque social. En cela, il emprunte ses straté­gies au théâtre fémin­iste, tou­jours très vigoureux en Angleterre, qui explore de manière déca­pante les con­ven­tions cul­turelles des gen­res féminin et mas­culin. Des voix féminines, aus­si stri­dences que nom­breuses (l’An­gleterre comp­tait 223 com­pag­nies féminines en 1993), s’ex­pri­ment avec force, telle Sarah Daniels (MASTERPIECES, 1984), auteur en rési­dence au Roy­al Court dans les années qua­tre-vingt, telle Diane Samuels han­tée par l’Holo­causte (KINDERTRANSPORT, 1993).

La prob­lé­ma­tique mul­ti­cul­turelle se greffe sur les reven­di­ca­tions iden­ti­taires. Les déchire­ments post-colo­ni­aux inspirent des œuvres fortes et courageuses. Win­some Pin­nock cen­tre TALKINGIN TONGUES (Roy­al Court, 1991) sur la com­mu­nauté fémi­nine noire en Angleterre. EAST IS EAST, une comédie dra­ma­tique de Ayub Kahn Din, grand suc­cès de l’an­née 1995, après trans­fert au Roy­al Court d’une com­pag­nie « alter­na­tive », en est un autre exem­ple. À la fois drôle et grave, la pièce abor­de sans com­plai­sance les divi­sions d’une famille anglo-pak­istanaise. Entre une mère anglaise com­préhen­sive et un père pak­istanais, par­fois vio­lent, désireux de trans­met­tre ses tra­di­tions religieuses à ses enfants ain­si écartelés entre deux cul­tures, la crise famil­iale éclate plus d’une fois. Le mode tra­gi-comique est aus­si le pro­pre des voix irlandais­es qui se font enten­dre haut et clair sur les scènes anglais­es.
Sebas­t­ian Bar­ry, Mar­tin McDon­agh, Conor McPher­son (THE WEIR, 1997) ont mar­qué durable­ment les esprits, à l’in­star de David Har­row­er et David Greig pour l’É­cosse, avec des œuvres qui mari­ent thé­ma­tique réal­iste et esthé­tique vision­naire.

La jun­gle des villes appelle une écri­t­ure plus abstraite, voire min­i­mal­iste. Nick Ward, Mar­tin Crimp, April de Ange­lis évo­quent la soli­tude urbaine dans une dra­maturgie du non-dit, aux accents pin­tériens. Nick Grosso les suit sur le ter­rain de la com­mu­ni­ca­tion impos­si­ble (PEACHES,1994, SWEET HEART, 1996). Après s’être dis­tin­gué avec DEAL­ER’s CHOICE (1995), une pièce cen­trée sur l’at­tache­ment d’un père pour son fils, et où l’ob­ses­sion du pok­er métapho­rise le jeu de la vie, Patrick Mar­ber crée une sit­u­a­tion de manip­u­la­tion amoureuse dans CLOSER (Nation­al The­atre, 1997), comédie de mœurs sex­uelles des années 90, où le des­tin, tou­jours cru­el, prend la forme d’un site Inter­net spé­cial­isé dans les ren­con­tres.

Une esthé­tique hal­lu­cinée se mêle au réal­isme sit­u­a­tion­nel pour pren­dre la mesure d’un monde en muta­tion. Un lan­gage mono­syl­labique crie une intense douleur de vivre. Délais­sant la dis­tan­ci­a­tion brechti­enne donc se sont nour­ris ses prédécesseurs, la nou­velle généra­tion procède par élec­tro­chocs. Qu’il débouche ou non sur une réflex­ion, leur théâtre cathar­tique anéan­tit le spec­ta­teur. Ces auteurs visent moins directe­ment à capter le mou­ve­ment de l’His­toire qu’à touch­er le pub­lic dans sa chair, par de ful­gu­rances images scéniques. Jez But­ter­worth donne le ton en 1995 avec Mojo (Roy­al Court), qui traite, à la manière du « film noir », l’u­nivers essen­tielle­ment mas­culin des tripots de Soho qui abri­tent de sin­istres règle­ments de comptes.

Ce nou­veau théâtre de la Cru­auté, « In Yer Face Dra­ma », est aus­si représen­té par Mark Raven­hill et Sarah Kane. Avec SHOPPING AND FUCKING (1996), Mark Raven­hill reprend la forme de la comédie satirique, pour dire que tout s’achète et se vend, à com­mencer par le sexe. Une scène de sodomie (gui n’est pas une pre­mière, si l’on se rap­pelle le scan­dale sus­cité par la pièce de Howard Bren­ton, ROMANSIN BRITAIN, en 1981 au Nation­al The­atre) pose la ques­tion morale du pou­voir de l’homme sur son sem­blable. Dans le droit fil de la réécri­t­ure post­mod­erne, HANDBAG (1998) emprunte à Oscar Wilde l’in­trigue de L’IMPORTANCE D’ÊTRE CONSTANT, reprise par Joe Orton en 1969, puis par Stop­pard en 1973. Si tous fusti­gent l’hypocrisie des con­ven­tions, dans HANDBAG, Raven­hill va plus loin. Pièce-palimpses­te, HANDBAG fait altern­er des extraits de la pièce de Wilde avec le lan­gage cru des per­son­nages con­tem­po­rains. Pièce-man­i­feste, elle clame que toutes les pra­tiques sex­uelles (sug­gérées sur la scène dans leur inten­sité et leur var­iété) reposent avant tout sur la sincérité du désir et sur l’in­stinct génésique. Quelque peu mil­i­tante, la pièce fait val­oir les reven­di­ca­tions de cou­ples, gays ou non, en matière parentale. La famille recom­posée, mais struc­turante, sup­plante ain­si la sex­u­al­ité lib­er­taire. Sadisme, muti­la­tions, can­ni­bal­isme, mem­bres dévorées par les rats, inces­te, apor­ies de la parole, pas­sions mor­tifères et recherche dés­espérée d’une forme de bon­heur, ain­si peut-on résumer la thé­ma­tique de Sarah Kane. Un traite­ment onirique de l’e­space, qui abolit les fron­tières du temps, mar­que une esthé­tique d’un expres­sion­nisme tran­chant. BLASTED (1995 ), CLEANSED (1998) et CRAVED (1998), piè­gent le spec­ta­teur au-delà de ses pro­pres lim­ites, là où il meurt et renaît à lui-même avec un regard neuf.

La solide tra­di­tion de laiss­er-faire qui, en Angleterre, lim­ite l’en­gage­ment financier de l’É­tat dans les affaires cul­turelles, se traduit régulière­ment, dans les médias, par des cris d’alarme sur l’avenir du théâtre. Sou­vent déclaré mori­bond, celui-ci renaît à chaque décen­nie, riche de nou­veaux auteurs. Tou­jours dérangeant, le théâtre anglais très con­tem­po­rain pour­suit sa révo­lu­tion.

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Nicole Boireau
Nicole Boireau enseigne la littérature anglaise à l'université de Metz où elle dirige également le...Plus d'info
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