LA PROVOCATION la plus magistrale de l’œuvre de Jan Fabre réside certainement dans sa beauté, fascinante, d’une intensité foudroyante. Le prestige de cette beauté est lié à l’idéal dont elle répond : loin de viser l’harmonie, elle passe par la violence et la rage pour résister à l’inertie et à l’aseptisation qui menacent aujourd’hui de nous anéantir. Chaque détail, chaque mot, chaque respiration est englobé dans un processus d’idéalisation, ils en ressortent anoblis, marqués d’une nécessité profonde – non seulement artistique mais aussi sociale et politique. Le choc provoqué dépasse largement les règles de bienséance, les caractéristiques du moral et de l’immoral, du pur et de l’impur. Car l’audace d’une telle beauté, tout à la fois scandaleuse et primaire, puissante et vulnérable, repose sur un enjeu, redoutable, qui est de se situer au-delà de toute limite. Dans cette extrême liberté de la pensée à laquelle elle aspire, ce qui « choque » n’est pas l’interdit transgressé mais que l’objet de l’interdit devienne porteur d’une vérité incontestable. Cette beauté, où « l’obscur et l’obscène 1 » sont au pouvoir, neutralise toute tentative de polémique futile en la retournant contre elle-même. En effet, sa fermeté opère une destruction plus intérieure, le combat officie dans des régions plus risquées de la pensée – où justement nulle pensée n’est assurée.
Faire « triompher le corps et libérer les instincts » est un appel à la rébellion contre l’ordre établi, mais, pour Jan Fabre, le chaos ranimé correspond à l’«anarchie de la nature », un langage oublié, refoulé qu’il définit autour de trois forces : Intensité-Instinct-Intuition » 2. La logique est donc moins de faire advenir une forme artistique à partir du néant que de mettre en place une stratégie pour briser les frontières du connu et de la raison. Jan Fabre agit par le biais d’une « terreur agressive », et c’est assurément dans les traces d’Artaud qu’il cherche à atteindre le « sublime ». Certes, on ne saurait se rendre disponible à son art sans se placer dans la voie du Théâtre de la Cruauté, cet « appétit de vie aveugle », ce « tourbillon de vie qui dévore les ténèbres 3 ».
Comment comprendre ce leitmotiv de L’EMPEREUR DE LA PERTE : « Tout oublier sauf le refus 4 » ? Est-il seulement possible de le comprendre ? Dans cette pièce, Jan Fabre donne la parole à un personnage – un acteur dont nous ne saurons jamais s’il s’adresse à nous directement ou s’il est face à un public imaginaire, dans une salle désaffectée. Nous ne serions alors que les témoins de sa dérive solitaire. Si ce « clown du ratage » nous fait rire en enchaînant des tours de magie dans un échec récurrent, il réclame parallèlement un rire plus essentiel, refusant précisément l’appréciation commune : « Cette récompense serait une punition / Ce couronnement, je le refuserais. » En choisissant pour ce rôle le comédien Dirk Roofthooft, Jan Fabre savait qu’il avait besoin d’une interprétation d’excellence pour faire ressortir la détermination paradoxale de celui qui se tient au-delà du ridicule, dans la puissance du rire authentique, dans la beauté de l’inutile. Ce n’est pas un clown déchu mais bel et bien un empereur : l’échec est son empire. Revenant sur son passé, cet homme rejette le « sens du spectacle » qu’il dit avoir eu, pourfend les spectateurs avides de scandales bourgeois qui ont un avis sans avoir assisté aux représentations dont ils parlent, sans avoir pris le temps, sans s’être montrés disponibles. L’empereur de la perte nous montre son cœur à nu. Ce cœur, littéralement détaché de son corps, emballé dans un sac en plastique, est le centre réflexif de ce long monologue. Le caractère brut de l’œuvre de Jan Fabre n’aura jamais été aussi expressif, dans ce combat entrepris avec le public ainsi qu’avec soi-même. « Plutôt haï pour mon audace / qu’aimé pour ma lâcheté » est un défi que l’œuvre lance à ses propres contradictions, dans le refus de tout compromis.
À l’évidence, Jan Fabre ne cherche pas dans cette pièce à livrer au public les « clefs » de sa démarche. De même, on ne saurait voir dans le personnage la seule incarnation de son idéal d’acteur. Mais alors, une autre question se pose : qui parle dans L’EMPEREUR DE LA PERTE ? Qui est ce « chevalier du désespoir », venant au devant du public tel un « volcan dans le désert », véritable « torche vivante »? Cette voix pourrait être celle du désir de création lui-même, brûlant et jamais apaisé. Visant en même temps l’échec et la réussite, il passe de l’amour à la haine, crie son besoin de reconnaissance tout en fustigeant sa complaisance. L’œuvre entière de Jan Fabre se met ici littéralement en danger, elle se courbe sous le poids de ses faiblesses, sonde ses contradictions, s’enorgueillit de son authenticité. Plus la parole progresse, plus elle révèle la force subversive d’un désir de création décidé à détruire toute logique de pouvoir qui entraverait l’avancée de son art. Et si le spectateur, l’institution, la mode ou la raison deviennent ses premiers ennemis, on sent ce désir à tout instant prêt à se retourner contre l’œuvre elle-même.
Il y a ici une « mise à mort » de la pensée discursive où le refus devient une nécessité artistique, une condition d’être. Outrepassant le seul champ de la provocation, cet art de la protestation se positionne explicitement contre une société du spectacle qui n’est que « spectacle de la révolution », « théâtre de la folie cultivée ». Son refus est un refus absolu. En lui résonne l’«oubli de tout » auquel Georges Bataille aspire dans L’Expérience intérieure, cette « profonde descente dans la nuit de l’existence », jusqu’à « se glisser au-dessus de l’abîme et, dans l’obscurité achevée, en éprouver l’horreur 5 ». Comme l’expose Michel Leiris 6, en plaçant son œuvre sous le signe de l’érotisme, Bataille s’est attaqué dès le départ au plus fondamental des interdits, proclamant qu’on n’accède à la vraie morale que dans un au-delà de la morale. L’excès ne soutient pas l’impossible mais l’«extrême du possible ». Et, cette fois sur la scène de théâtre, Jan Fabre nous rappelle qu’il n’est de démarche valable qui ne soit une rupture des limites. Son théâtre de l’extrême est entièrement conduit par un désir de transgression. Que ce soit l’érotisme ou la mort, il y trouve une expérience de l’abandon, une avancée vers ce qu’il nomme « l’ultime liberté physique et mentale 7 ». La transgression, qui ne va pas sans une fascination pour la limite elle-même, met en jeu l’«expérience de l’intervalle ». C’est l’horizon de l’infranchissable, là où Foucault dit que l’on atteint le point où la distance s’abolit entre le tout et le rien, entre le haut et le bas, là où se crée autour de lui une « marge infranchissable 8 ».
S’il est impossible d’assister à un spectacle de Jan Fabre sans être saisi par sa beauté convulsive, il semble chaque fois que les images déchirantes – et déchirées – auxquelles il nous confronte sont happées par une force obscure, comme si elles avaient été arrachées à la démesure de la Nuit. L’EMPEREUR DE LA PERTE apparaît comme l’éveil de ce désir de transgression, ce désir de création qui est une ouverture violente sur l’Inconnu.
- J. Fabre, LE GUERRIER DE LA BEAUTÉ, L’Arche, 1994, p. 26. ↩︎
- Ibid, p. 26. ↩︎
- A. Artaud, Lettre à Jean Paulhan, in LE THÉÂTRE ET SON DOUBLE, Gallimard, 1964, p. 159. ↩︎
- Toutes les citations en italique sont tirées du texte de L’EMPEREUR DE LA PERTE dont la version française a été publiée chez L’Arche en 1994. ↩︎
- G. Bataille, L’EXPÉRIENCE INTÉRIEURE, Gallimard, 1954, p. 49. ↩︎
- Voir M. Leiris, GEORGES BATAILLE, MICHEL LEIRIS. ÉCHANGES ET CORRESPONDANCES, Gallimard, 2004. ↩︎
- J. Fabre, LE GUERRIER DE LA BEAUTÉ, op. cit., p. 79. ↩︎
- Voir M. Foucault, « Préface à la transgression », in Critique, nos 195 – 196, Minuit, août-septembre 1963. ↩︎