LES CRÉATIONS SCÉNIQUES de Jan Fabre osent troubler le spectateur par des images grotesques du corps sanglant et torturé, par une esthétique obscène qui franchit le pornographique et le monstrueux, par un esprit blasphématoire fondé sur la transgression du religieux. THE CRYING BODY, en poussant les danseurs performers jusqu’à des situations extrêmes, provoque chez le spectateur des émotions fortes : le choc, la honte et, même, la répugnance, devant des corps vivants soumis sans réserve à la violence et la brutalité, à l’humiliation, la dérision, la souillure.
Mais c’est aussi un sentiment de compassion, de pitié profonde dans le sens chrétien du terme, qui naît et envahit le spectateur aux moments où il suit les danseurs performers qui subissent sur scène la rude épreuve d’exposer leur chair, leur physiologie, ou d’agir sans limites. En renonçant à l’intimité, les danseurs montrent en public tout ce que leurs corps peuvent donner en larmes, sueur, salive, urine. THE CRYING BODY, dont le titre joue sur le double sens du corps secoué par les cris de désespoir et de la détresse ainsi que du corps en larmes, est le prélude d’une grande HISTOIRE DES LARMES, prochaine création de Jan Fabre. Il nous rappelle que dans notre comportement « civilisé » de chaque jour nous réprimons la conscience de notre corps, qui n’est pas seulement un lieu de souffrance mais aussi de jouissance, d’une « vitalité » ultime, mot dont Fabre se sert en parlant de son travail théâtral.
Certainement, le théâtre de Jan Fabre nous intéresse pour les « larmes » réelles de toutes sortes qui coulent en abondance d’un corps organique, tandis que, sur scène, à côté des passions véhémentes et des tourments tournés au ridicule, se développent divers rituels de combat et d’actes sexuels. Mais un tel théâtre de « performers martyrs », tournant autour de l’idée de la Chute, nous intéresse aussi en tant que nouveau type de Trauerspiel dans le sens donné par Walter Benjamin à cette notion pour désigner la tragédie baroque allemande. Nous constatons, même si cela comporte un risque, une analogie contemporaine à ce théâtre des siècles révolus.
Les Trauerspiele étaient des spectacles funestes et attristés visant au divertissement. À l’intérieur d’une culture visuelle, celle du Baroque, ces œuvres « d’affliction », œuvres emblématiques, allégoriques, mélancoliques, bouleversaient les spectateurs par la passion des héros-martyrs. De la même manière, dans la « société du spectacle » contemporaine, THE CRYING BODY bouleverse le spectateur, non plus avec des personnages-martyrs, mais avec des acteurs-martyrs, non plus avec des figures sacrées ou des souverains qui s’effondrent au milieu d’une crise du sacré, mais avec l’acteur qui s’effondre en tant qu’artiste à l’heure d’une crise de l’humanisme théâtral. D’ailleurs, les Trauerspiele étaient destinés à plonger le spectateur dans une contemplation sur la nature éphémère de l’humain.
THE CRYING BODY est un drame emblématique du corps, chargé d’une émotion excédante, qui touche le spectateur profondément par un extrémisme lié à notre temps. Ici, il s’agit d’images d’érotisme et de blasphème, qui représentent l’homme en train de s’effondrer, de perdre son autorité, de se dépouiller de toute dignité, de devenir objet de dédain et de sarcasmes. Cependant, ce corps physiologique, organique, mortel, anti-théologique, qui se dégrade en versant des larmes, des liquides, n’est que l’incarnation de l’âme inconsolable qui, affligée par ses démentis, par sa perte et son exil, se lamente, déplore le dépérissement et la dévastation. Ainsi, sous une surface anti-religieuse et derrière des images des corps ridicules, impudiques, misérables, se trouve cachée l’évocation du religieux, exprimée d’une façon négative.
Dans THE CRYING BODY, les acteurs-danseurs n’incarnent plus des personnages fictifs, dramatiques. Ce sont des performers qui ont renoncé au théâtre au nom du rituel. On sait combien la « performance » a contribué à l’empire du rituel sur les scènes contemporaines. Ces « acteurs » sont des martyrs par excellence. Non pas seulement parce qu’ils s’exposent eux-mêmes à une sorte de martyre corporel mais surtout parce qu’ils témoignent (sont des témoins, des « martyrs » d’après la double signification du mot en langue grecque) de la condition humaine. Leur corps fait l’expérience de la douleur, de l’humiliation, de l’auto-sarcasme, tandis qu’il cherche le salut, la grâce, en recourant jusqu’aux larmes expiatoires, cathartiques.
La notion de martyr, l’acteur avec le corps du martyr, constitue un fil qui nous rattache à l’esthétique du Baroque. Le corps est pleinement utilisé afin de montrer l’effet de la chair. Cependant, derrière la corporalité agressive, insoutenable, qui dérange l’esprit et perturbe la paix du spectateur, s’embusque l’allégorie du corps vulnérable, fixé avec un regard mélancolique vers le spirituel. Par l’union des contraires – matérialité et spiritualité extrêmes –, aussi bien que par la transformation d’un système des sens en son contraire– répulsion et attraction du religieux –, résulte la dimension tragique de ce travail scénique, centré sur l’acteur-martyr. Le passage d’un corpus politicum à un corpus mysticum et vice-versa nous indique que le théâtre de Jan Fabre, tout en faisant une critique aiguë de la civilisation, est en même temps un lieu où habite le paradoxe de la tristesse, un lieu du baroque.