Une écriture scénique émancipée

Compte rendu

Une écriture scénique émancipée

Le 19 Déc 2016
ESPÆCE - Conception, scénographie et mise en scène : Aurélien BORY - Photo : Christophe RAYNAUD DE LAGE
ESPÆCE - Conception, scénographie et mise en scène : Aurélien BORY - Photo : Christophe RAYNAUD DE LAGE
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

Plusieurs mois après sa créa­tion à l’Opéra d’Avignon, j’ai décou­vert Espæce d’Aurélien Bory à l’Hippodrome de Douai. Le titre con­trac­té est un mot-valise qui traduit pour la scène, comme l’ensemble du pro­jet, celui de Georges Perec, Espèces d’espaces, ce sub­til essai intro­spec­tif con­sacré à la place du sujet, du moi, de l’individu dans les espaces qu’il habite ou qu’il tra­verse. “Vivre c’est pass­er d’un espace à l’autre en essayant le plus pos­si­ble de ne pas se cogn­er”, pré­cise le mali­cieux auteur oulip­i­en de La Vie mode d’emploi et de La Dis­pari­tion dans les dernières lignes de son avant-pro­pos.

Le loin­tain du plateau hor­i­zon­tal et nu de la cage de scène est obturé par un immense mur ver­ti­cal troué de deux petites portes. Ecran noir, celui des nuits blanch­es de Nougaro ? la com­pag­nie est toulou­saine… ou page blanche ? celle, plus inquié­tante, plus angois­sante, du très mal­lar­méen Mau­rice Blan­chot et de son “espace lit­téraire” aus­si, sur laque­lle les cinq inter­prètes alignés en rang d’oignon comme des car­ac­tères imprimés sur une feuille de papi­er vont trac­er, avec des livres vierges pour seuls out­ils, les let­tres de la phrase de Perec citée plus haut.

Puis, tel un corps endor­mi, le mur se réveille et s’anime, et l’on décou­vre qu’il est com­posé de qua­tre pan­neaux artic­ulés comme un par­avent géant ou comme les célèbres “screens” inven­tés par Craig. S’ensuivra tout un jeu de pliage, dépliage et rota­tions car le dis­posi­tif est char­i­oté et se révèle aus­si sou­ple et flu­ide que mon­u­men­tal et mas­sif.

Si j’ai par­lé d’interprètes, c’est qu’ils ne sont pas tous artistes dra­ma­tiques : un acro­bate, un hip-hopeur, une con­tor­sion­niste, une chanteuse lyrique et un Olivi­er Mar­tin-Sal­van, le plus acteur de tous, dont les ron­deurs et la voix de faus­set déton­nent de façon bur­lesque par­mi toutes ces per­for­mances vocales et cir­cassi­ennes : le Sganarelle ou le San­cho Pança de la troupe en quelque sorte.

ESPÆCE - Conception, scénographie et mise en scène : Aurélien BORY - Photo : Christophe RAYNAUD DE LAGE
ESPÆCE — Con­cep­tion, scéno­gra­phie et mise en scène : Aurélien BORY -
Pho­to : Christophe RAYNAUD DE LAGE

Peu de mots sont dits dans ce spec­ta­cle aux orig­ines pour­tant très lit­téraires. Cer­tains sont écrits graphique­ment, pro­jetés, ou encore déroulés sur une immense feuille de papi­er géante. D’autres sont chan­tés dans un lied de Schu­bert (Der Leier­mann, le vielleux) ou dans une prière des morts inspirée du Kad­dish. D’autres encore affleurent dans le grome­lo impro­visé d’une cocasse par­o­die d’opéra mélo­dra­ma­tique.

Mais con­traire­ment à l’œuvre lit­téraire orig­inelle, tout ou presque est ici exprimé par le corps, le geste, le mou­ve­ment, la per­for­mance physique et ses effets d’illusion. L’envers (l’enfer ?) du décor révèle non seule­ment une pseu­do-bib­lio­thèque en bois brut gar­nie de livres, mais surtout, à tra­vers sa char­p­ente et ses tasseaux, un abrupt mur d’escalade. Dans ce dis­posi­tif scénique, véri­ta­ble défi à l’équilibre et à la pesan­teur, l’acteur-performeur est provo­qué, incité à courir, à grimper, à chuter, à s’affaler de tout son poids, à ram­per, à se lover au sol, en un étrange par­cours du com­bat­tant de la vie. Et le corps et l’espace créent le lien : la con­tor­sion­niste dia­logue en écho avec le hip-hopeur, le chanteur bur­lesque avec la chanteuse lyrique…

J’ai trou­vé dans ce spec­ta­cle la réponse à une ques­tion que je me posais depuis longtemps. Aujourd’hui que l’écriture scénique s’est détachée de l’écriture dra­ma­tique ou textuelle — dont pour­tant elle née lors de l’invention de la mise en scène mod­erne à la fin du XIXe siè­cle –, aujourd’hui que la représen­ta­tion s’est “éman­cipée” (Dort), que le spec­ta­cle vivant dans son entier est entré dans une ère “post-dra­ma­tique” (Lehmann) et que les “écri­t­ures de plateau” (Tack­els) ont pris le pas sur les écri­t­ures d’auteur, Aurélien Bory réus­sit une gageure assez inédite : s’emparer d’un livre, pas le plus nar­ratif ni le plus romanesque, et le trans­pos­er sur scène en n’en gar­dant que quelques mots. Tel un tra­duc­teur, il part ain­si scrupuleuse­ment du texte écrit pour en chercher, et surtout en trou­ver les équiv­a­lents scéniques et visuels en ter­mes de corps (auquel j’inclus la voix et les sons) et d’espace.

Antoine Vitez aimait à dire que pour lui tra­duc­tion et mise en scène étaient deux activ­ités très proches, voire sem­blables : par­tir d’une langue d’origine ( le texte ) pour la tran­scrire dans une langue d’accueil (la scène). A ce petit jeu, il y a certes des pertes, mais aus­si des gains. Et le spec­ta­cle d’Aurélien Bory en véri­fie la per­ti­nence : dans la glob­al­ité du sens de l’œuvre, mais aus­si dans chaque signe perçu comme un détail ou un instant. Oui, il est désor­mais pos­si­ble de par­tir d’un lan­gage artic­ulé, graphique, ver­bal, lit­téraire et philosophique, pour en restituer par d’autres signes la tra­duc­tion muette, silen­cieuse, visuelle, gestuelle et cor­porelle, vivante et incar­née.

Espaece
Conception, scénographie et mise en scène Aurélien Bory
Avec Guilhem Benoit, Mathieu Desseigne Ravel ou Nicolas Lourdelle, Katell Le Brenn ou Lise Pauton, Claire Lefilliâtre, Olivier Martin Salvan
Collaboration artistique Taïcyr Fadel
Création lumière Arno Veyrat
Composition musicale Joan Cambon
Conception technique décor Pierre Dequivre
Costumes Sylvie Marcucci, Manuela Agnesini
Régie générale Arno Veyrat
Régie plateau Thomas Dupeyron, Mickaël Godbille
Régie son Stéphane Ley ou Bernard Lévéjac
Régie lumière Carole China
Automatismes Coline Féral
Directrice adjointe Florence Meurisse
Chargée de production Marie Reculon
Attachée de communication, relations publiques Sarah Poirot
Développement à l’international Barbara Suthoff
Presse Dorothée Duplan et Flore Guiraud assistées d’Eva Dias (agence Plan Bey) 
Chants Winterreise (Le Voyage d'hiver) de Franz Schubert et Kaddish de Maurice Ravel Citations Georges Perec, Espèces d’espaces, © Éditions Galilée, 1974 
PRODUCTION Compagnie 111 – Aurélien Bory 
COPRODUCTION Festival d’Avignon, TNT – Théâtre national de Toulouse Midi- Pyrénées, Le Grand T théâtre de Loire-Atlantique - Nantes, Théâtre de l’Archipel scène nationale de Perpignan, Théâtre de la Ville – Paris, Maison des Arts et de la Culture – André Malraux de Créteil et du Val-de-Marne, Le Parvis scène nationale Tarbes Pyrénées.
Compte rendu
Théâtre
Critique
227
Partager
Yannic Mancel
Après l’avoir été au Théâtre National de Strasbourg puis au Théâtre National de Belgique, Yannic...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous avez aimé cet article?

Aidez-nous a en concocter d'autres

Avec votre soutien, nous pourrons continuer à produire d'autres articles de qualité accessibles à tous.
Faites un don pour soutenir notre travail
Soutenez-nous
Chaque contribution, même petite, fait une grande différence. Merci pour votre générosité !
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements