Éloge de la marge, recherche du rythme scénique

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Entretien
Théâtre

Éloge de la marge, recherche du rythme scénique

Le 21 Oct 2016
Marie Bos et Aymeric Trionfo dans "Apocalypse bébé", mise en scène Selma Alaoui. Photo: Lou Hérion.
Marie Bos et Aymeric Trionfo dans "Apocalypse bébé", mise en scène Selma Alaoui. Photo: Lou Hérion.

Sel­ma Alaoui, une des têtes chercheuses de la scène belge fran­coph­o­ne, pour­suit de front l’exploration d’un monde mar­gin­al, où les familles explosent, et la quête de formes nou­velles pour accom­pa­g­n­er et traduire ces désar­rois. Même quand il lui arrive, à ses débuts (2007), de met­tre en scène une œuvre « théâ­trale », comme Anti­cli­max de Wern­er Schwab, sa forme « clas­sique » est déjà men­acée et la famille en état de décom­po­si­tion. Comme si elle menait de front un même com­bat : explor­er une famille et un monde dé-com­posés et recon­stru­ire le théâtre comme un chantier ouvert, fes­tif et mélan­col­ique à la fois, avec les matéri­aux les plus var­iés. Dans I would pre­fer not to (2011) elle con­vo­quait Bartle­by d’Herman Melville et La Mère de Witkiewicz en un savant « col­lage » qui attaquait et la société et la cel­lule famil­iale. Dans L’Amour la guerre (2013), l’ombre de Shake­speare, patron de la rela­tion famil­iale tor­due et des rap­ports de force sanglants, planait pour décrire un père futile et une fille mélan­col­ique. 

En adap­tant aujourd’hui le roman de Vir­ginie Despentes Apoc­a­lypse Bébé, Sel­ma Alaoui s’attaque à une œuvre plus tonique, active, sou­vent joyeuse, « délivrée » du poids de la famille. Et qui formelle­ment est déjà une par­o­die et du roman polici­er et du road movie. Ses per­son­nages prin­ci­paux sont une femme flic, la Hyène, les­bi­enne active et mil­i­tante, à la recherche d’une ado­les­cente en fuite, Valen­tine, qui fini­ra par se faire explos­er. Com­ment trans­pos­er un roman à la scène ? Et pourquoi ce roman ? Les répons­es de Sel­ma Alaoui.

C.J. : Générale­ment tu aimes les mélanges com­pliqués où tu com­pares des univers lit­téraires. Ici tu t’empares d’un univers romanesque avec une intrigue con­traig­nante.

S.A. : La con­fronta­tion des univers, la den­sité dans la con­struc­tion, elle est déjà présente dans le texte de Vir­ginie Despentes. Son fil nar­ratif est sem­blable à ceux que je tra­vaille d’habitude, des lignes brisées, avec plein de lignes de fuite. Chaque per­son­nage est un pré­texte à ren­tr­er dans un univers men­tal et un reflet de notre société rem­plie de valeurs et de sen­si­bil­ités dif­férentes. Au-delà de la con­ti­nu­ité de l’intrigue, il y a un nom­bre impor­tant d’échappées pos­si­bles sur le monde.

C.J. : En par­ti­c­uli­er sur la sex­u­al­ité fémi­nine les­bi­enne, abor­dée en toute fran­chise ?

S.A. : Ce que j’aime, et qui m’est fam­i­li­er dans son écri­t­ure, c’est ce côté acéré, franc, direct, brut : elle par­le sans détour de sujets déli­cats tels que la sex­u­al­ité. Elle n’y va pas par qua­tre chemins pour dévoil­er les choses mais elle en par­le avec finesse et humour. Je ne ressens pas de juge­ments dans ses pris­es de posi­tion. Même les per­son­nages détesta­bles sont bien défendus. Le regard que porte ce texte sur le monde est très com­plexe, le con­traire d’un regard binaire opposant « les bons et les méchants ». 

C.J. : As-tu cédé à ta ten­ta­tion d’ajouter au texte d’autres textes ou des allu­sions à l’actualité ?

S.A. : Tout ce qui est dit dans mon spec­ta­cle vient du texte. Je n’ai rien rajouté. J’ai dû au con­traire retranch­er cer­taines choses comme la référence à la rad­i­cal­i­sa­tion religieuse. Vir­ginie Despentes a choisi à des­sein un inté­grisme catholique et pas musul­man avec le per­son­nage de Mère Térésa. On sent un pro­fond désir de ne pas stig­ma­tis­er l’Islam mais de par­ler du fait religieux. Cer­tains jeunes, comme Valen­tine, pris dans une errance religieuse, peu­vent tomber dans une idéolo­gie toute prête qui canalise en un instant toute la vio­lence qu’il y a en eux. Le roman se ter­mine sur l’attentat sui­cide de Valen­tine. Vir­ginie Despentes était, en 2010, dans l’annonce de la vio­lence. Par rap­port à la per­cep­tion qu’on a main­tenant des atten­tats, j’ai dû chang­er cette fin. La vio­lence a déjà éclaté, pal­pa­ble et douloureuse.

Eline Schumacher dans "Apocalypse bébé", mise en scène Selma Alaoui. Photo: Lou Hérion.
Eline Schu­mach­er dans “Apoc­a­lypse bébé”, mise en scène Sel­ma Alaoui. Pho­to : Lou Héri­on.

C.J. : Le roman est un road movie entre deux villes, Paris et Barcelone, avec de nom­breux lieux à faire défil­er. Com­ment as-tu tra­vail­lé avec la scéno­graphe, Marie Szer­novicz pour don­ner rythme et mou­ve­ment à l’ensemble ?

S.A. : Nous voulions des lignes très sim­ples, à com­mencer par le nom­bre de per­son­nages, réduits à 20, joués par 7 per­son­nes. J’ai fait un gros tra­vail d’adaptation avec mon dra­maturge (Bruno Tracq) et ma scéno­graphe (Marie Szer­snovicz). On a voulu fuir l’illustration vidéo réal­iste. Les lignes ont été sim­pli­fiées pour épur­er l’espace mal­gré les change­ments de lieux et de cos­tumes, pour arriv­er à un effet panoramique. Bruno, issu de l’univers du ciné­ma, a plus d’audace que moi pour couper cer­taines scènes. Le texte a d’abord été expéri­men­té avec les comé­di­ens en séquences d’improvisation puis réamé­nagé et réécrit. La même méth­ode a été appliquée aux cos­tumes, à l’écoute des propo­si­tions de comé­di­ens, par­fois plus osées. Il fal­lait don­ner à voir rapi­de­ment à quel type de per­son­nage nous avions affaire tout en met­tant en lumière sa part d’humanité. 

C.J. : Tes acteurs sont très audi­bles mais dans une rhé­torique « à la française », très « pro­jetée », sans micro qui per­me­t­trait plus de naturel. 

S.A. : Jouer sans micros, c’est un choix. Avec micros, nous auri­ons dû engager deux per­son­nes sup­plé­men­taires car les change­ments de cos­tumes sont nom­breux et les micros doivent être solide­ment accrochés sur les vête­ments afin de ne pas gên­er le jeu des comé­di­ens. J’aime que la langue ait du relief et là, je me sens très française ! Je crains qu’avec une meilleure acous­tique, le texte, fort dense, ne soit banal­isé.

C.J. : Revenons au pro­pos d’Apoc­a­lypse Bébé : en quoi ce texte qui te fascine peut-il  intéress­er le « grand pub­lic » ? 

S.A. : Glob­ale­ment, les per­son­nages se situent tous au pied du mur, face à l’avenir. Dans notre époque étour­dis­sante et effrayante, on a l’impression que tout tourne à plein régime. On avance, on avance. Et pour­tant nous n’avons jamais été autant en doute vis-à-vis de l’avenir. Cela se ressent dans tous les domaines. Cette ques­tion m’habite chaque jour. Ensuite il y a la ques­tion de la norme sex­uelle. Cela amuse Vir­ginie, elle l’ironise de façon joviale. Mais au-delà de prôn­er l’homosexualité, elle retourne notre référence à l’ordre via un per­son­nage : une femme flic qui revendique haut et fort de prof­iter de la vie et trou­ve que l’homosexualité est la norme. Elle veut sauver Valen­tine. Quant à la bonne sœur, représen­tante clas­sique de l’ordre, elle la con­duit à sa perte. Notre regard de spec­ta­teur est déplacé. C’est ce que je trou­ve très intéres­sant chez Vir­ginie. Elle nous incite à réfléchir sur le lieu et la place de l’optimisme dans nos vies. Elle n’est peut-être pas là où nous l’avions tou­jours imag­inée. La femme flic en est l’exemple.

Dates à venir : 
du 15 au 17 novembre 2016 au Manège de Mons (Be)
du 7 au 25 mars 2017 au Théâtre Varia à Bruxelles (Be) 
Apocalypse Bébé
d'après le roman de Virginie Despentes

Avec Marie Bos / Maude Fillon / Florence Minder / Achille Ridolfi / Eline Schumacher / Aymeric Trionfo / Mélanie Zucconi

Adaptation et mise en scène Selma Alaoui / Dramaturgie Bruno Tracq, Selma Alaoui, Amel Benaïssa / Assistanat mise en scène Amel Benaïssa / Scénographie et costumes Marie Szersnovicz / Réalisation vidéo Bruno Tracq / Son Guillaume Istace, David Defour / Lumière Simon Siegmann / Conseil vidéo Arié Van Egmond / Conseil artistique Emilie Maquest, Coline Struyf / Direction technique Rémy Brans / Stagiaire assistante scénographie et costumes Lucille Streicher / Stagiaire assistante mise en scène Jeanne Dailler, Olga Lerani / Perruques : Cora Debain /
Musique originale additionnelle : Loup Mormont / Chef Opérateur Coline Levêque / Chef Electro Emilien Faroudja / Maquillage : Jill Wertz /

Création Collectif Mariedl
Coproduction Théâtre de Liège, Théâtre Varia / Bruxelles, Théâtre de Namur, le Manège.Mons Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles / Service Théâtre, du Centre des Arts scéniques
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Christian Jade
Christian Jade est licencié en français et espagnol de l’Université libre de Bruxelles ( ULB)...Plus d'info
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