Du sadisme au marxisme : itinéraire d’une conversion.

Annonce
Entretien
Théâtre

Du sadisme au marxisme : itinéraire d’une conversion.

Le 16 Jan 2017
Adrien Drumel dans "Pétrole", mis en scène Frédéric Dussenne. Photo F. Dussenne
Adrien Drumel dans "Pétrole", mis en scène Frédéric Dussenne. Photo F. Dussenne

Pour le vingtième anniver­saire de sa com­pag­nie « L’Acteur et l’Écrit », Frédéric Dussenne s’offre et nous offre un « objet de théâtre » qui est comme un « auto­por­trait » en abîme de toute son œuvre. Hom­mage à l’Écrit via un de ses maîtres, Pier Pao­lo Pasoli­ni, chré­tien, marx­iste et homo­sex­uel dont il a déjà mon­té deux œuvres, « Bête de style »  et « Affab­u­lazione ». Cadeau à un jeune Acteur, Adrien Drumel, un de ses élèves, aux allures de jeune Christ. Avec Frédéric, muet mais inclus physique­ment dans la mise en scène. Dans un lieu intime, son lieu de répéti­tion, à un moment cré­pus­cu­laire, la tombée du jour. Prox­im­ité totale des 14 à 18 spec­ta­teurs, admis autour d’une grande table don­nant soit sur un paysage urbain soit sur un lieu scénique nu. Ajoutez que l’entrée est « libre », comme un cadeau dans le cadeau d’anniversaire.

C’est que le sujet est déli­cat, Achat d’une esclave, extrait du livre tes­ta­men­taire de Pasoli­ni, Pét­role, écrit inachevé de plus de 651 pages, pub­lié 17 ans après sa mort mys­térieuse, trou­ble et trou­blante sur une plage d’Ostie. Un livre-somme inachevé, comme un « brouil­lon » intri­g­ant, avec deux pro­tag­o­nistes jumeaux, Car­lo de Polis, per­son­nage impliqué dans la vie de la Cité et Car­lo de Thétis, mythique­ment guidé par ses pul­sions.

Dans Achat d’un esclave, micro­cosme de Pét­role, pour sa thé­ma­tique poli­tique, idéologique et sex­uelle, l’acteur inter­prète plusieurs nar­ra­teurs dont le prin­ci­pal Tris­tram, jour­nal­iste anglais social démoc­rate qui s’aventure en 1965 au Soudan pour y acheter une jeune esclave de 13 ans. Adrien Drumel erre autour de nous énumérant, impas­si­ble, des sit­u­a­tions cru­elles, morale­ment insouten­ables. Seuls indices de son trou­ble : une bouteille de vin qu’il videra méthodique­ment, en une heure de réc­it. Et des ten­ta­tives de fuite vers l’arrière de la scène où le met­teur en scène lui barre la route. Des cauchemars cor­porels, aus­si, comme autant de malais­es choré­graphiés ou de ten­ta­tives de séduc­tion. L’alternance de la fable cru­elle et de la per­for­mance physique, aux inter­pré­ta­tions mul­ti­ples, fait le charme vénéneux de ce réc­it qui réus­sit par l’entente sub­tile du met­teur en scène et de l’acteur à nous séduire, nous met­tre mal à l’aise et nous laiss­er dans un trou­ble final salu­taire. Ce théâtre des lim­ites, pas loin du théâtre de la cru­auté d’Artaud, mal­gré sa fin marx­iste « opti­miste » nous met devant un prob­lème cen­tral : où sont les fron­tières de l’humain, les balis­es du bien et du mal ? La nudité de l’acteur, pro­gres­sive, peut à la fois être vécue comme dévoile­ment de la vérité révélée d’un marx­isme chré­tien ou trou­ble char­nel équiv­oque qui, explicite­ment ou implicite­ment, irrigue ce con­te cru­el. Un grand Dussenne, don­nant à un jeune acteur promet­teur, Adrien Drumel un rôle majeur.

*

Chris­t­ian Jade : Pourquoi « Achat d’un esclave », extrait de « Pét­role », t’a-t-il  paru trans­pos­able au théâtre ?

Frédéric Dussenne : Ce spec­ta­cle n’est pas tout à fait du théâtre. C’est un entre-deux. Mais il y a tout de même une fable à l’in­térieur de cette expéri­ence com­pliquée, un chemin ini­ti­a­tique pour le spec­ta­teur. Je me dis que le spec­ta­teur peut “faire avec”. Pasoli­ni brouille sans arrêt les pistes entre le nar­ra­teur, le nar­ra­teur inven­té, lui-même (une espèce d’i­den­tité supérieure que je représente sur scène seule­ment physique­ment), etc. La présence de nos deux corps, ceux d’Adrien et moi, per­met de met­tre en lumière le rap­port de force.

C.J. : Pourquoi avoir choisi ce texte court dans l’immense roman inachevé de plus de 600 pages ?

F.D. : J’ai trou­vé dans ce réc­it-là les grandes ques­tions poli­tiques, philosophiques, psy­chologiques et intimes à l’œuvre dans tout le roman. C’est la force de Pasoli­ni : il n’est jamais exclu­sive­ment poli­tique ou psy­chologique, il tresse et mêle les grandes ques­tions. Cela en fait une expéri­ence sen­sorielle com­plète, pas qu’in­tel­lectuelle : c’est un pas­sage. Je trou­ve que racon­ter une con­ver­sion au marx­isme à tra­vers une expéri­ence sadique, c’est intéres­sant. Par­tir de la pul­sion de dom­i­na­tion et en arriv­er à en faire un chemin ini­ti­a­tique vers la dépos­ses­sion et la con­science de classe, cela rend le sujet moins froid et moins intel­lectuel qu’à l’habi­tude.

C.J. : Met­tre au cen­tre du réc­it une jeune esclave sex­uelle noire, c’est dur à encaiss­er ?

F.D. : Le réc­it est extrême­ment cru­el, mais il est fait de nuances. Il est aus­si sen­soriel, l’Afrique est vrai­ment là. Le corps en est touché, pas seule­ment la tête, et l’esclave en est finale­ment moins touchée que son bour­reau. Elle accepte son rap­port de sub­or­di­na­tion comme un fait lié à sa con­di­tion sociale, même si elle n’en est pas for­cé­ment con­sciente. Il n’y a pas chez elle de révolte vio­lente. Elle accepte ce qui lui arrive en étant extérieure à la sit­u­a­tion. C’est assez ter­ri­ble pour l’homme qui espérait davan­tage une con­fronta­tion vio­lente, une rela­tion con­flictuelle et trag­ique. Au final, il n’y a pas de lien.

C.J. : Le chemin ini­ti­a­tique se ter­mine à Naples.

F.D. : C’est dans cette par­tie du Sud de l’I­tal­ie, la plus pau­vre, qu’il a la sen­sa­tion que cette fille lui ressem­ble comme une sœur. Le lien avec ce lieu lui sem­ble plus fort que le lien entre lui et cette Napoli­taine. C’est à cet instant qu’il acquiert une con­science de classe. Il se rend compte que c’est lui qui est dif­férent, et pour des raisons autres que ce qu’il pen­sait. Ces raisons au départ étaient plutôt de l’or­dre de l’ex­o­tisme ou d’une vision sociale démoc­rate du Tiers-Monde rem­plie de clichés super­fi­ciels.

C.J. : Dans cette fable, un jour­nal­iste social-démoc­rate fait une expéri­ence esclavagiste nour­rie de sadisme. Et Pasoli­ni ?

F.D. : Il n’ex­clut pas cette poten­tial­ité en lui de dom­i­nant. D’où la dif­fi­culté pour lui de trou­ver un nar­ra­teur “juste”. Car il ne peut pas être vrai­ment lui ni vrai­ment quelqu’un d’autre. Ce n’est pas non plus un nar­ra­teur totale­ment objec­tif dans le con­texte d’après-guerre. Il le dit lui-même : “Je ne sais pas faire un réc­it car je ne sais pas à par­tir de quel point de vue je dois l’écrire.” Au fond, c’est ça qui fait l’in­térêt du livre, impos­si­ble à écrire.

Adrien Drumel dans "Pétrole", mis en scène Frédéric Dussenne. Photo F. Dussenne
Adrien Drumel dans “Pét­role”, mis en scène Frédéric Dussenne. Pho­to F. Dussenne.

Le point de vue de l’acteur, Adrien Drumel
C.J. : Com­ment expliques-tu et ton rap­port à Frédéric, muet mais fort présent, et ta mise à nu pro­gres­sive face à lui et au pub­lic ? La « métaphore » de la « mise à nu » d’une vérité est vécue très physique­ment dans ce petit espace où le pub­lic est si proche.

A.D. : Le texte est en qua­tre par­ties. Elles sont divisées par trois « moments de corps ». La pre­mière fois où je m’en vais, je n’ai d’autre but que de quit­ter la pièce par la porte par laque­lle sont entrés les spec­ta­teurs. Mais Frédéric est placé devant elle. Je m’ar­rête parce qu’il m’impressionne ? Ou qu’il m’empêche de par­tir ? Ou que j’ai quelque chose à lui dire ? Quelle est notre rela­tion ? Tout est envis­age­able dans la tête du spec­ta­teur. Ce vieil homme pour­rait être mon pro­fesseur, mon met­teur en scène ou mon Pasoli­ni. J’at­tends un instant et puis je reviens. La deux­ième fois que je m’en vais, une sorte de spasme m’en­vahit. Je lui offre ma danse pour l’amadouer ou est-ce une manière de me défouler ?

C.J. : Par­fois ça vire au cauchemar.

A.D. : Quand je me couche devant la porte des couliss­es, il y a effec­tive­ment une sorte de cauchemar, des soubre­sauts du som­meil, de l’in­quié­tude, des mem­bres qui se cassent, du corps qui claque au sol. C’est plus bru­tal, ani­mal, instinc­tif.

C.J. : Jusqu’ici tu t’es pro­gres­sive­ment mis torse nu. Quand tu reviens à la fin dans le pub­lic, sans détour par Frédéric, et que tu te mets tout nu, ça sig­ni­fie quoi ?

A.D. : C’est l’im­age d’un homme qui se débar­rasse de toutes ses cou­ver­tures sociales. Le nar­ra­teur se rend compte que le marx­isme est prob­a­ble­ment la seule solu­tion. Il préfère se met­tre à nu (je me mets à nu en tant qu’ac­teur) pour dire c’est Pasoli­ni qui s’est mis à nu et est tombé à genoux en voy­ant cette jeune fil­lette des rues de Naples iden­ti­fiée comme la sœur pos­si­ble de la jeune fille qu’il a faite esclave à Khar­toum. Tout d’un coup, cette con­ver­sion se fait de manière naturelle. Cette con­ver­sion ou cette dif­férence de classe, c’est le corps. Dès ce moment-là, il n’a plus rien à cacher. Cette cou­ver­ture sociale que j’ai en moi quand les spec­ta­teurs arrivent dans la salle (un cos­tume classe et sobre) peut s’en­lever. Tout peut s’en­lever pour en arriv­er à une fig­ure presque chris­tique. C’est assez juste finale­ment.

Pétrole est joué chaque dimanche à la tombée de la nuit, jusqu'au 28 mai 2017, dans les locaux de l'Acteur et l'Écrit. 
Entrée libre, réservation obligatoire.
Infos et réservations.

Texte de Pier Paolo Pasolini

Mise en scène de Frédéric Dussenne

Avec Adrien Drumel

 

Enreg­istr­er

Annonce
Entretien
Théâtre
Frédéric Dussenne
50
Partager
Photo de Christian Jade
Christian Jade
Christian Jade est licencié en français et espagnol de l’Université libre de Bruxelles ( ULB)...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous avez aimé cet article?

Aidez-nous a en concocter d'autres

Avec votre soutien, nous pourrons continuer à produire d'autres articles de qualité accessibles à tous.
Faites un don pour soutenir notre travail
Soutenez-nous
Chaque contribution, même petite, fait une grande différence. Merci pour votre générosité !
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements