Accents toniques de Jean-Marie Piemme

Théâtre
Portrait

Accents toniques de Jean-Marie Piemme

Le 3 Juin 2018

Bien con­nu du monde cul­turel belge fran­coph­o­ne mais aus­si de son ver­sant néer­lan­do­phone, le Belge Jean-Marie Piemme (né en 1944) fait par­tie des nom­breux auteurs mécon­nus des lecteurs et prati­ciens de théâtre ital­ien.

Après des études de théâtre en France et de soci­olo­gie en Bel­gique, il a col­laboré comme dra­maturg auprès de l’Ensemble Théâ­tral Mobile, du Théâtre du Cré­pus­cule et du Théâtre Varia de Brux­elles. Depuis 1987, il a écrit des dizaines de pièces et par­ticipé au débat cri­tique européen. Sa pen­sée, appliquée aux prob­lèmes de l’écriture scénique et atten­tive aux aspects liés à la ges­tion des théâtres, pour­suit une recherche assidue de l’histoire con­tem­po­raine. Dans la lignée marx­iste et brechti­enne, Piemme part des exi­gences du quo­ti­di­en pour exprimer les divers­es poten­tial­ités du lan­gage dra­ma­tique.

Le livre est intro­duit par une let­tre-pré­face de Stanis­las Nordey, qui se recon­naît redev­able envers les auteurs belges et envers Piemme en par­ti­c­uli­er, de lui avoir fait décou­vrir et aimer l’œuvre de Pier Pao­lo Pasoli­ni. Le met­teur en scène et directeur du Théâtre de Stras­bourg énonce les car­ac­téris­tiques de l’ouvrage : « ce tra­vail à mi chemin entre le témoin et l’acteur. Oui : être à la fois acteur et témoin d’une his­toire. C’est de ce théâtre-là dont tu par­les, de ce théâtre qui regarde au-delà des murs du théâtre, de ce théâtre qui est la vie, qui est dans la vie »  (p.11 – 13).

Dans sa mis­cel­lanée, Piemme recueille beau­coup de notes diaristes, les réor­gan­ise avec un regard tourné vers le présent et les syn­thé­tise sou­vent sous forme d’aphorisme. Par­fois, il les ampli­fie dans une réflex­ion appro­fondie, jusqu’à délim­iter des pro­fils de per­son­nages ou établir des juge­ments d’ordre généraux.

La divi­sion en trois péri­odes (1973 – 1986 ; 1987 – 2000 ; 2001 – 2017) mar­que une sen­si­ble dif­férence par­mi les thèmes affron­tés mais sa qual­ité de com­mu­ni­ca­tion se main­tient aus­si bien dans le ton que dans la rigueur de l’expression. L’auteur rap­proche poètes et théoriciens de l’art théâ­tral et les com­pare en de mul­ti­ples con­sid­éra­tions qui, à par­tir de la recen­sion d’un spec­ta­cle ou d’un livre, con­stituent des points dis­crim­i­nants dans son éthique de la pro­duc­tion et de la dif­fu­sion artis­tique. Il s’emploie prin­ci­pale­ment à mar­quer d’un regard inter­na­tion­al l’étude de la dra­maturgie et sa méth­ode de tra­vail priv­ilégie la réécri­t­ure comme procédé récur­rent. L’autobiographie et le fait divers ali­mentent ses con­cep­tions intel­lectuelles, inépuis­ables sources d’inspiration créa­tive. Comme « man­i­feste » de sa méthodolo­gie, élaborée même sous la forme aut­o­cri­tique, il sou­tient : «  Je lis le jour­nal. Mon théâtre com­mence là. » tout en con­tes­tant immé­di­ate­ment le réel trop grossier et vio­lent et revendique l’attente d’un moment de « revanche sym­bol­ique. Relance de l’imagination. Remet­tre en jeu le réel. Le décom­pos­er. Le recom­pos­er. » (p.188).

Il en résulte une dialec­tique entre raison­nement et imag­i­naire où même l’inconscient trou­ve un espace inven­tif. Le dra­maturge est con­scient de faire par­tie d’un secteur soumis à des cor­réla­tions spé­ci­fiques, avec des lois com­munes et val­ables pour tous les arts. « Le mal­heur du monde est par déf­i­ni­tion la matière du geste artis­tique… Je ne suis pas devant les con­tra­dic­tions du monde. Je suis dans les con­tra­dic­tions du monde. L’individu est dans le monde. Il se con­stitue con­tra­dic­toire­ment dans les con­tra­dic­tions du monde. Mon théâtre ne racon­te que ça » (p. 191). Par des for­mu­la­tions syn­thé­tiques, il établit ses asser­tions les plus inci­sives : « Le théâtre est un art de la lenteur… Le théâtre est un art de la trace par un biais du texte (dans un temps qui oublie). Le théâtre est un art local (à l’heure de la mon­di­al­i­sa­tion) » (p.195). Faisant sienne la théorie de Mc Luhan, il affirme : «  Le théâtre, art minori­taire. En tant qu’art minori­taire, il exerce une fonc­tion poli­tique » (p. 198).

Pas­sion­nantes surtout ces pages où l’expérience per­son­nelle est tra­ver­sée par la ten­ta­tion émo­tive, rééquili­brée cepen­dant par le poids des lim­ites recon­nues. Le monde de la scène, à l’écart mais pro­fondé­ment humain, est pour l’auteur appel à l’imagination, dans sa racine libre­ment shake­speari­enne. Cette lib­erté s’étend : « le théâtre est une voix qui se déploie entre les murs de la scène, une voix qui se pro­jette vers le spec­ta­teur » (p.218), fait en sorte que les lieux évo­qués ne sat­is­fassent pas l’illusion, parce qu’ « ils sont pré­cisés à titre de signes à déchiffr­er, ils sont lan­gage avant d’être image » (p.218). Naturelle­ment, alors, la recherche de la mime­sis est inad­mis­si­ble (« nous sor­tons de la représen­ta­tion comme mime­sis et lorsque incar­na­tion il y a, celle-ci se donne sur un mode cita­tion­nel » p. 394) et la dénon­ci­a­tion du reflux du nat­u­ral­isme, surtout celui véhiculé avec l’alibi de l’acteur qui racon­te la (pré­sumée) directe « vérité » de lui ‑même (p. 374).

Piemme appré­cie beau­coup de véri­fi­er, par rap­port à ses pro­pres textes (desquels il livre de savoureuses fich­es syn­thé­tiques), le fonc­tion­nement de nom­breuses œuvres célèbres d’autres auteurs, de Goethe et Brecht à Müller et Genet. Il con­tin­ue ain­si à chercher, et à trou­ver, des liens révéla­teurs entre les oeu­vres et les styles, les sen­si­bil­ités et esthé­tiques, au point de les pro­pos­er comme autant de preuves de la con­ti­nu­ité sous-jacente mais évi­dente entre le passé et le présent, ou comme de con­stantes inspi­ra­tri­ces humaines de la dra­maturgie de tout temps. Cer­taines pièces qui l’ont impres­sion­né revi­en­nent comme mod­èles de la mémoire cri­tique à livr­er aux héri­tiers. Ain­si, Les Nègres de Genet ou Le Prince de Hom­bourg de Kleist. Ou encore, Le Mariage de Gom­brow­icz dans la mise en scène de Jorge Lavel­li, L’Opéra de Quat’sous de Brecht mis en scène par Gior­gio Strehler, La Dis­pute de Mari­vaux par Patrice Chéreau. En ce qui con­cerne sa col­lab­o­ra­tion avec Jacques Del­cu­vel­lerie et le Groupov, « nous par­lions la même langue » (p 278), con­fie-t-il lorsqu’il évoque Rwan­da 94, spec­ta­cle qui fit sen­sa­tion en 2000 par la ren­con­tre orig­i­nale entre réal­isme et imag­i­na­tion.

L’actualité sen­si­ble que les textes de Piemme incar­nent se con­firme juste­ment en ces temps d’attentats et de vio­lences : l’auteur rap­proche par exem­ple la coïn­ci­dence des exploits cyclistes d’Eddy Mer­ckx avec le débar­que­ment sur la lune et l’exploite, après l’attentat au Bat­a­clan, dans Eddy Mer­ckx a marché sur la lune (2016) mon­tée en 2017 par Armel Rous­sel au Théâtre Les Tan­neurs (Brux­elles) 1. Ce tra­vail est nour­ri de l’esprit de 1968 et, en même temps, le dépasse : « N’est pas le texte d’une trompeuse nos­tal­gie, où l’on ressas­serait le bidon­nant cou­plet du « c’était mieux avant ». Ce n’est pas non plus mieux main­tenant, le réel est le réel, c’est tout » (p. 393).

En con­clu­sion, le con­cept d’écri­t­ure infinie me sem­ble intéres­sant (« le proces­sus qui unit le spec­ta­teur à l’œuvre présen­tée », p. 367) parce qu’il intro­duit une « altéra­tion » dans le déroulé typ­ique de la théorie canon­ique de la com­mu­ni­ca­tion. Si cette dernière prévoit une cor­re­spon­dance entre l’émission et la récep­tion du mes­sage, « le proces­sus d’écriture infinie pos­tule au con­traire que le spec­ta­teur féconde con­stam­ment les signes reçus (du texte et/ou du plateau) par les traces de sa pro­pre expéri­ence » (p. 367). Ce qui pré­sup­pose sans doute une con­fi­ance illim­itée et illu­soire dans la con­tri­bu­tion per­son­nelle du spec­ta­teur.

Quant aux dernières pièces, elle provi­en­nent toutes de témoignages sur l’extrême dif­fi­culté de la cohab­i­ta­tion citoyenne. Dans les appen­dices con­cis­es, la bib­li­ogra­phie pré­cise offre la mesure quan­ti­ta­tive et qual­i­ta­tive d’une œuvre aus­si vaste dans ses thèmes qu’originale dans ses solu­tions formelles.

Traduit de l'italien par Laurence Van Goethem. 
Paru initialement sur drammaturgia.it
Accents toniques Journal de théâtre 1974-2017 de Jean-Marie Piemme
Avec une préface de Stanislas Nordey

  1. Jours Radieux a été monté au Théâtre Varia en octobre 2017 et Bruxelles, Printemps noir au Théâtre des Martyrs en mars 2018
    ↩︎
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Gianni Poli
Critique, notamment sur drammaturgia.it, auteur et traducteur.Plus d'info
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