Récits de mort annoncée

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Récits de mort annoncée

Le 19 Nov 2018
Nachlass
-Pièces sans personnes, Rimini Protokoll. ©Samuel Rubio
Nachlass
-Pièces sans personnes, Rimini Protokoll. ©Samuel Rubio

Le théâtre se dérobe au réc­it des témoins con­fron­tés avec son insai­siss­able souf­fle et son irrémé­di­a­ble dis­pari­tion. Il ne leur reste que des pincées et des bribes dont ils con­ser­vent le sou­venir, le trans­met­tent même, sans pou­voir le restituer. Défi de spec­ta­teur déchiré entre l’ex­péri­ence et l’ex­tinc­tion qui suit, enjeu de mémoire et défaite pro­gram­mée.

C’est ce qui dis­tingue les instal­la­tions — seule­ment lorsqu’elles se char­gent d’un grand impact — car alors nous pou­vons racon­ter la mar­que déposée sur nous, de même que nous égrenons cer­tains faits par­ti­c­uliers de la vie. Le pou­voir de recon­sti­tu­tion est sim­i­laire… ce con­stat, j’ai pu le faire en assis­tant à Nach­lass, pièces sans per­son­nes du groupe Rim­i­ni Pro­tokoll (con­cep­teurs Ste­fan Kaegi/Dominic Huber). Cette fois-ci, c’est l’ex­péri­ence éprou­vée que, con­fron­té à l’événe­ment, je tente de com­mu­ni­quer sans la frus­tra­tion que pro­cure un spec­ta­cle chargé de détails et émo­tions par­ti­c­uliers. Je suis seul… et partage ce trou­ble procuré par un ensem­ble de paroles et d’ob­jets en absence de tout acteur ou nar­ra­tion. Nous nous retrou­vons face à une « con­struc­tion » mod­este qui per­met, voire appelle, à la resti­tu­tion des réac­tions sus­citées.

Le dis­posi­tif mis en place se con­stitue de huit cab­ines minus­cules, cha­cune ayant, sur la porte d’en­trée, l’indi­ca­tion d’un nom. Le nom de quelqu’un qui se pré­pare pour la dis­pari­tion et qui dépose un legs pour des héri­tiers improb­a­bles. L’être physique s’est retiré, il ne reste plus qu’une voix, par­fois hési­tante, par­fois en train de s’étein­dre… et alors, dans le silence, nous écou­tons des frag­ments de vie ou, même, par­fois sans pudeur, nous feuil­letons l’a­mas de vieilles pho­tos dis­per­sées sur une ou des doc­u­ments classés dans des boîtes, pareilles à des cer­cueils. C’est le legs d’une per­son­ne qui se pré­pare à dis­paraître et dont nous enten­dons les mots espacés et les aveux réservés. Chaque séquence dure quelques min­utes, sans pré­cip­i­ta­tion ni lenteur élé­giaque : ain­si cha­cun d’en­tre nous décou­vre ces esquiss­es de biogra­phies en train de touch­er à leur terme.

Comme celle d’une jeune fille douée qui portera toute sa vie la nos­tal­gie de ses débuts de musi­ci­enne jamais con­fir­més et qui, une dernière fois, fre­donne les accords de la chan­son de jadis, pen­dant qu’une pour­suite bal­aie, comme dans un specat­cle de music-hall, le plateau vide, plateau minus­cule qui évoque les théâtre d’en­fants de jadis.

La vieille dame qui a chan­té à 12 ans. Pho­to GB.

Ou, et c’est ain­si que l’hu­mour s’insin­ue, les pré­cau­tions minu­tieuses d’un tra­vailleur turc qui pré­pare son cer­cueil et le linceul musul­man afin que tout soit réglé le moment venu. C’est un homme pru­dent qui ne sac­ri­fie nul détail…

L’ouvrier turc qui pré­pare ses funérailes. Pho­to GB.

En quelque sorte, chaque cab­ine se con­stitue en foy­er d’une micro biogra­phie et, en pas­sant de l’une à l’autre, nous avons le sen­ti­ment de feuil­leter les pages d’une nou­velle, brève et syn­thé­tique ! Quand il quitte un de ces endroits privés, le par­tic­i­pant se trou­ve dans la pos­ture d’un vis­i­teur ébran­lé, mais prêt à con­tin­uer, à vis­iter d’autres espaces, à écouter d’autres con­fes­sions. Et ensuite, il regagne la rue en empor­tant avec lui ces frag­ments de vie ! Vies des autres qui, un instant, s’im­mis­cent dans la sienne.

La tra­duc­tion du titre Nach­lass veut dire nach (après) et lassen (laiss­er). Oui, nous avons touché des preuves qui ren­voient à des itinéraires et nous avons enten­du des mots : voilà le legs « lais­sé » et dont nous nous sommes chargés lorsque nous avons partagé ces aveux.

Une des per­son­nes pense que, lorsqu’elle dis­paraî­tra, un vent léger va se lever ; et il se lève, nous en ressen­tons la fraîcheur. Quelques heurs plus tard, le même jour, à la fin de cette longue mélopée qu’est La Voix humaine de Cocteau, le met­teur en scène Ivo van Hove ouvre la cage où la pro­tag­o­niste est enfer­mée et lui per­met de s’a­vancer jusqu’au bord d’une ter­rasse où un puis­sant vent vient agiter sa robe avant qu’elle plonge dans l’abyme. Le vent de la mort, écho de deux spec­ta­cles qui se pla­cent sous le signe du deuil immi­nent.

« La Voix Humaine », Jean Cocteau/Ivo Van Hove. © Jan Ver­sweyveld.

De retour à la mai­son, j’ai pour­suivi la lec­ture du Dying for ideas de Cos­ti­ca Bra­datan qui a pour motif récur­rent, obses­sif même, la thèse que la philoso­phie est vouée, comme le dis­ait Mon­taigne, à « appren­dre à mourir ». Et cela de Socrate à Gior­dano Bruno ou Thomas Morus… cela me sem­ble réduc­teur, mais le livre a le mérite de rap­pel­er cette séduc­tion sou­vent éprou­vée, de la mort comme ultime défi accom­pli.

« La mort, tou­jours la mort » ce sont les derniers mots de Car­men et Bérenger dans Le Roi se meurt clame, à l’op­posé des philosophes, la peur de… la mort. Le seul qui s’avoue apaisé est Ham­let qui mur­mure « mourir, dormir.…» con­stel­la­tion des fins assumées !

Nachlass
-Pièces sans personnes
Kaegi / Huber

Concept: Stefan Kaegi / Dominic Huber
Text: Stefan Kaegi 
Scenography: Dominic Huber
Video: Bruno Deville
Dramaturgy: Katja Hagedorn
Creation assistants: Magali Tosato, Déborah Helle (intern)
Scenography assistants: Clio Van Aerde, Marine Brosse (intern)
Technical conception and construction: Théâtre de Vidy, Lausanne
Production: Théâtre de Vidy, Lausanne

À voir encore à la MC93 Bobigny (Paris) jusqu'au  17.11.2018.
La Voix Humaine, texte Jean Cocteau, mise en scène Ivo Van Hove, avec Halina Reijn. Du 05 au 09 nov. 2018 au Théâtre de la Ville (Paris).

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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