Une Chambre en Inde ou l’«autofiction de Mnouchkine »

Théâtre
Critique
Portrait

Une Chambre en Inde ou l’«autofiction de Mnouchkine »

Le 24 Juin 2018
Une chambre en Inde. Photo Michèle Laurent
Une chambre en Inde. Photo Michèle Laurent

« L’autofiction » fait for­tune en France et, depuis vingt ans, cela remonte à Serge Doubrovsky et son roman le Fils. Des écrivaines surtout s’adon­nent avec délice à cet exer­ci­ce qui con­voque des traces mémorielles per­son­nelles pour les inscrire dans un cadre romanesque, et échap­per ain­si à l’écueil des mémoires, du jour­nal, de la biogra­phie revis­itée. Genre hybride « l’autofiction » séduit par la mix­ité du vécu assumé et du fic­tif ajouté !

Le dernier spec­ta­cle d’Ariane Mnouchkine se rat­tache à « l’autofiction » et de là provient son inédit, de l’audace d’assumer un « je » jadis occulté par cette artiste dévouée aux appels de l’époque ou aux impérat­ifs du tra­vail col­lec­tif, de l’histoire et de l’équipe. Elle s’érige cette fois-ci en cen­tre du réc­it tout en dis­sim­u­lant, sur le plan ono­mas­tique, sa présence qui, par ailleurs, se laisse pleine­ment repérée.

« L’autofiction » de Mnouchkine con­firme sa réserve quant à la vie privée comme matéri­au du théâtre pour dévoil­er, au con­traire, ses rap­ports au proces­sus de tra­vail, aux cul­tures autres, à ses parte­naires. Ari­ane – pour emprunter son pro­pre procédé qui con­siste à désign­er la pro­tag­o­niste du spec­ta­cle par son seul prénom, Cornélia – revis­ite un par­cours et rap­pelle des empreintes qui, ain­si réu­nies, invi­tent à recom­pos­er comme dans un puz­zle son image « théâ­trale ». « L’autofiction » n’implique pas ici la moin­dre révéla­tion famil­iale et pour­tant parvient à bross­er un … auto­por­trait « scénique ». Une cham­bre en Inde se situe au car­refour du tra­vail théâ­tral et du don de soi qu’il implique… sa réus­site provient de là. De cette « con­fu­sion des eaux » qui brassent le passé d’une artiste hors-pair et préser­vent les sources dont elle s’est nour­rie.

Mnouchkine, après Mac­beth, en dépit de ce que cer­tains sup­po­saient, ne se replie pas sur un geste tes­ta­men­taire, fût-il « joyeux, souri­ant » comme l’envisageait Brook dans un vieil entre­tien. Le chemin ne s’ar­rête pas… La voilà de nou­veau engagée sur son ter­ri­toire de choix car il y a dans cette propo­si­tion une énergie et une vital­ité étrangères à tout « adieu », peu importe la tonal­ité adop­tée. Il s’ag­it de pour­suiv­re… La re-vis­i­ta­tion du passé fuit la tonal­ité mélan­col­ique et invite à con­serv­er un appétit de vivre dont le spec­ta­cle débor­de. Mnouchkine procède, certes, à un « inven­taire » mais non pas dans la per­spec­tive de « la fer­me­ture ». Et ain­si elle évite l’andante et tout ce qu’il com­porte comme repos et fini­tude pour cul­tiv­er plutôt un alle­gro sostenu­to. Rien de plus con­traire à la propen­sion tes­ta­men­taire que l’on pou­vait crain­dre. Elle sur­prend une fois encore !

Sur scène nous suiv­ons les tiraille­ments d’une jeune femme, présence admirable d’Hélène Cinque – alter ego de Mnouchkine – jeune femme qui, entre la France et l’Inde, se con­fronte à la dif­fi­culté de con­cevoir un spec­ta­cle. Elle est un peu délurée, égarée, mais con­stam­ment à l’affût de solu­tions, de répons­es à apporter pour accom­plir la tâche qu’elle s’est don­née. Cette fille légère­ment désori­en­tée en Inde ne cesse pas de recevoir des appels télé­phoniques de Paris à des heures incon­grues, d’apprendre « qu’il y a encore une grève », de se débat­tre avec l’embrouillamini de la pro­duc­tion. L’intuition sub­tile du spec­ta­cle, au-delà des indé­ni­ables effets comiques du procédé, con­siste à plac­er le per­son­nage cen­tral dans l’incertitude entre le som­meil et le réveil. De le décou­vrir à cet instant prop­ice à la déroute ou à l’inspiration : à l’heure de l’entre-deux où les cer­ti­tudes s’effritent et les vœux se libèrent. Cette con­fu­sion des fuse­aux horaires engen­dre une dérive poé­tique ! On crée lorsque les fron­tières du temps se brisent… c’est la con­vic­tion secrète­ment for­mulée par Mnouchkine.

Dans cet état, la pro­tag­o­niste, Cornélia, (est-ce un sou­venir de Cordélia de Lear?) qui se con­stitue en per­son­nage, laisse venir, ressus­cite ces fig­ures tutélaires qui furent les siennes. Shake­speare d’abord, présent et incar­né, con­forme à l’image imposée par la stat­ue de Strat­ford, car Shake­speare fut son parte­naire dès le début du Soleil avec Le Songe d’une nuit d’été et c’est vers lui qu’Ar­i­ane va se retourn­er plus tard lors de la ten­ta­tive du retour au texte. Il sera alors à l’origine d’une des plus exal­tantes aven­tures de la scène européenne grâce à Richard II, La nuit des rois et Hen­ry IV  car Shake­speare ces­sa d’être « notre con­tem­po­rain » pour se déploy­er comme auteur d’un autre temps ran­imé grâce à la ren­con­tre avec les cul­tures théâ­trales de l’Orient, toutes con­fon­dues. Un Shake­speare d’ailleurs… et la jeune met­teuse en scène lui rend grâce ! Mnouchkine n’hésite pas à con­vi­er son sec­ond allié, Tchekhov, auquel, sans réserve, elle adresse cet aveu : « je vous aime mais je ne mon­terai pas vos pièces ». (et pour­tant dans Méphis­to, l’adaptation du roman de Klaus Mann, on pou­vait voir une des plus belles représen­ta­tions frag­men­taires de la Ceri­saie). Ces deux présences com­plé­men­taires se détachent dans le cadre d’une fenêtre, se dépla­cent comme des stat­ues ani­mées par les pou­voirs du désir, de la prox­im­ité, de l’in­time… Une cham­bre en Inde con­firme cette gémel­lité référen­tielle. « Vous m’êtes indis­pens­ables, tous les deux », laisse enten­dre la met­teuse en scène qui fait retour sur son passé.

Dis­séminés dans le tis­su de la représen­ta­tion, nous recon­nais­sons des pro­pos de Mnouchkine et nous sommes séduits par cette insémi­na­tion esthé­tique opérée avec légèreté et, par­fois, ironie sur la néces­sité de la pré­ci­sion des gestes, et la maîtrise de la forme. La jeune femme dis­pense des con­seils directe­ment rat­tachés au pro­gramme de Mnouchkine qui, par dessus tout, fait con­fi­ance au signe théâ­tral dans sa per­fec­tion d’exécution, aux pou­voirs visuels du plateau, aux mou­ve­ments « cloi­son­nés » soigneuse­ment réal­isés. Chez elle le con­tour du dessin l’emporte sur le con­cret de la matière pic­turale. Le Théâtre du Soleil, comme l’atteste ici le tra­vail de pré­pa­ra­tion, a tou­jours asso­cié engage­ment et per­fec­tion formelle, au point que, par­fois, c’est plutôt cette dernière qui se con­sti­tu­ait en source pre­mière de sat­is­fac­tion. Mnouchkine ne déteste rien plus que le brouil­lon et le traite­ment de la scène comme gri­moire mac­ulé de sil­hou­ettes incer­taines. La ligne et le dessin, maniés avec atten­tion, sont ses alliés de choix.

À la sor­tie de la pre­mière du spec­ta­cle, j’ai dit à Ari­ane : « Duc­cio est for­mi­da­ble », et, elle, en me touchant le bras, m’a répon­du « Georges, tous sont for­mi­da­bles ». Cette déc­la­ra­tion, dans un pre­mier temps, je l’ai prise pour une preuve d’autosatisfaction, trompeuse et ras­sur­ante. Une van­ité de met­teuse en scène ! Plus tard, après la deux­ième et la troisième représen­ta­tion, je lui ai accordé un autre sens : « je les aime tous », donc je ne veux pas procéder à des sélec­tions et éval­u­a­tions. Et il est vrai que sur le plateau s’affirme, plus que jamais, cette affec­tion pour le col­lec­tif « tout entier » réu­ni autour de la pro­tag­o­niste. Mnouchkine, et elle le répète ici, a con­stru­it son œuvre sur le socle d’une équipe. Et cela motive le refus de l’appréciation per­son­nal­isée que je for­mu­lais et qu’elle refu­sait. Cha­cun avait sa légitim­ité.

Au cœur du spec­ta­cle se trou­ve le réc­it du Mahab­hara­ta inter­prété par des danseurs et acteurs qui adoptent le vocab­u­laire d’une danse tra­di­tion­nelle indi­enne Terukkut­tu . Sur le plateau nous sommes con­fron­tés à une belle per­for­mance de l’ensemble… Mais, par delà cette com­mu­nauté, on peut y décel­er la con­fes­sion de Mnouchkine elle- même : « cet art-là me con­stitue, dit-elle, implicite­ment, il fait par­tie de mon univers, il est mon cap­i­tal cul­turel. Si je suis allée en Inde, c’est pour le retrou­ver et l’amener ici… et vous le livr­er comme don ». C’est ain­si que j’interprète la présence mas­sive de l’art indi­en sur le plateau, et pour­tant une inter­ro­ga­tion pointe : ne prend-t-il pas le dessus sur ce qui se veut dis­cours mémoriel, sub­jec­tif pour s’imposer telle une greffe qui désta­bilise l’équilibre de l’ensemble ? Et ain­si ce qui était et devait avoir la con­ci­sion de l’aveux se déploie et se dilate au point de devenir une per­for­mance autonome. J’aime cette présence de l’Inde mais j’aurais préféré plus d’é­conomie.

Mnouchkine s’interdit de devenir pris­on­nière du dis­cours islam­o­phobe actuel sus­cité par les atten­tats qui ont ensanglan­té Paris et tant d’autres villes. Mais elle souhaite adopter ce que l’on appelle « la poli­tique du rire » au nom de laque­lle les ter­ror­istes appa­rais­sent comme des fig­ures grotesques, des car­i­ca­tures qui, sous les feux des pro­jecteurs d’un hypothé­tique film, dévoilent leur pen­sée rudi­men­taire, leur alié­na­tion dérisoire… Mnouchkine adopte le rire et la par­o­die comme solu­tion d’autodéfense, mais n’est-elle pas trop ras­sur­ante ? Elle refuse la frayeur et invite à la déri­sion, par­fois, abu­sive­ment réduc­trice. Chas­s­er la peur et s’armer du rire – voilà la propo­si­tion ! Comme dans les his­toires pour enfants…

Le spec­ta­cle s’attaque aux crises du monde… en réitérant de manière inquié­tante la célèbre inter­ro­ga­tion : « Que faire ? » — l’énumération des tragédies et blessures avance un con­stat implaca­ble sur l’état poli­tique du monde. Mais l’abus de respon­s­abil­ité n’entraîne-t-il pas un affaib­lisse­ment des forces d’intervention. Sommes-nous, Européens, redev­ables d’une réponse à tous les con­flits ? D’où viendrait cette force sures­timée ? Pou­vons-nous inter­venir partout au nom d’une voca­tion morale dont l’Europe  reste indis­so­cia­ble ? Est-ce que d’autres puis­sances davan­tage impor­tantes ne pour­raient pas assumer égale­ment leur rôle face à ce désar­roi général­isé, désar­roi qual­i­fié, juste­ment, par la pro­tag­o­niste, de « démo­ni­aque ». Il appelle plutôt à la per­plex­ité et à la réflex­ion… et moins à des déc­la­ra­tions pré­cip­itées de cul­pa­bil­i­sa­tion. Mais le pub­lic ressent ce besoin de con­so­la­tion et Mnouchkine le sat­is­fait. C’est pourquoi, avec une vision « utopique » dont elle a depuis tou­jours eu le génie, de 1789 à l’Age d’or, le spec­ta­cle s’achève avec la grande scène du Dic­ta­teur et Duc­cio reprend le dis­cours d’espoir du chef d’œuvre chap­lin­ien. Par des temps trou­bles, cela ras­sure. Et ain­si le Soleil entre­tient sa légende. Légende faite de con­fi­ance dans l’art et d’optimisme dans le sort du monde. Une Cham­bre en Inde ravive pareille asso­ci­a­tion dont Ari­ane Mnouchkine a fait sa mar­que iden­ti­taire. Elle con­forte le la salle un instant apaisée. Le Soleil dis­pense tou­jours et encore des leçons ras­sur­antes… il éclaire, fût-ce illu­soire­ment, notre inquié­tude.

Ari­ane Mnouchkine est à l’origine de fidél­ités uniques. J’en ai eu la con­fir­ma­tion quand , un dimanche après-midi, qua­tre heures durant je me suis retrou­vé à côté de trois généra­tions de spec­ta­teurs : les grands-par­ents, les par­ents, les petits enfants. C’é­tait la chaîne du Soleil.

Une création collective du Théâtre du Soleil, dirigée par Ariane Mnouchkine, musique de Jean-Jacques Lemêtre ; en harmonie avec Hélène Cixous, avec la participation exceptionnelle de Kalaimamani Purisai Kannappa Sambandan Thambiran.

Le spectacle à été créé le 5 novembre 2016 à la Cartoucherie.
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Écrit par Georges Banu
Écrivain, essay­iste et uni­ver­si­taire, Georges Banu a pub­lié de nom­breux ouvrages sur le théâtre, dont récemment La porte...Plus d'info
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