#Wetoo : Quand les danseuses parlent de sexisme

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#Wetoo : Quand les danseuses parlent de sexisme

Le 12 Fév 2018
When we talk - Image de Elsa B. Mason.
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On ne peut réduire le sex­isme aux seuls actes d’in­tim­i­da­tion sex­uelle. Prenez le monde de la danse : de l’éter­nel retour de la nymphette sur nos scènes, aux abus de pou­voir en coulisse et à la nudité banal­isée dans les audi­tions, les danseuses ont des choses à dire sur les réper­cus­sions d’une réal­ité pro­fes­sion­nelle qui favorise et prof­ite de lim­ites peu claires.

« La seule dif­férence avec les tra­vailleuses du sexe, c’est que nous, nous pou­vons nous cacher der­rière le mot art. »

En mai dernier, j’ai reçu une bourse du gou­verne­ment fla­mand pour men­er une recherche sur le sex­isme dans le monde de la danse en Bel­gique.

Je suis moi-même danseuse et, dans le cadre de mes recherch­es, j’ai com­mencé à inter­view­er des col­lègues féminines qui ont effec­tué la majeure par­tie de leur car­rière en Bel­gique.

J’ai débuté chaque entre­vue en posant une ques­tion très ouverte :

Avez vous par­fois le sen­ti­ment d’être traitée dif­férem­ment parce que vous êtes une femme ?

« Lors d’un moment impro­visé sur scène, l’un des acteurs mas­culins m’a soudaine­ment embrassée. L’idée selon laque­lle il con­vient de “suiv­re ses impul­sions” en sit­u­a­tion de spec­ta­cle est en soi tout à fait recev­able, mais l’op­tion du bais­er n’avait jamais été dis­cutée pen­dant les répéti­tions. J’é­tais encore sta­giaire et, parce que je m’é­tais déjà attirée des ennuis pour avoir observé que les rôles féminins de la pièce étaient trop suc­cincts, j’ai décidé de ne pas par­ler… À mesure des représen­ta­tions, le danseur se per­me­t­tait des gestes tou­jours plus déplacés. D’abord un sein, puis une fesse… Ce qui est par­ti­c­ulière­ment pénible dans ce genre de sit­u­a­tion, c’est qu’au lieu de pou­voir se con­sacr­er à son tra­vail d’in­ter­prète, on ne cherche qu’à esquiver les gestes incon­venants d’un parte­naire, et ce, devant un parterre entier de spec­ta­teurs. »

Pourquoi cette dis­cus­sion a t‑elle été gardée si longtemps sous silence ?

En posant cette ques­tion ouverte, je souhaitais instau­r­er un cli­mat de con­fi­ance, afin d’ap­préhen­der nos car­rières de notre point de vue de femme, sans crainte d’être jugées. Je souhaitais créer un espace où le sen­ti­ment d’in­jus­tice que nous avions pu éprou­ver dans cer­taines sit­u­a­tions dis­crim­i­nantes puisse être accueil­li et enten­du. Ces con­ver­sa­tions ont révélé un très large pan­el de gestes déplacés en tout genre et de grav­ité vari­able, allant de com­porte­ments sub­tile­ment incon­venants, à des exem­ples fla­grants d’habi­tudes manip­u­la­tri­ces et abu­sives pro­fondé­ment enrac­inées.

Nous avons par­lé d’e­space, d’é­d­u­ca­tion, d’op­por­tu­nité, de représen­ta­tion, d’at­tente, d’in­tim­ité, de dynamique du pou­voir, de mater­nité et d’in­tim­i­da­tion sex­uelle. Et la ques­tion s’est imposée d’elle-même : Pourquoi cette dis­cus­sion a‑t-elle été gardée si longtemps sous silence ?

« Quand j’ai com­mencé à réfléchir à cette inter­view, à mon tra­vail de danseuse et aux ques­tions d’iné­gal­ité, j’ai eu la sen­sa­tion physique que de la ver­mine sor­tait de moi-même. Comme si je venais d’ou­vrir une boite de pan­dore qui serait désor­mais impos­si­ble à refer­mer. La per­spec­tive même d’abor­der ces ques­tions était tout à fait per­tur­bante ; cette pos­ture cri­tique risquait en effet de m’amener à une vision très néga­tive de ma pro­fes­sion. »

Les prob­lèmes de har­cèle­ment sex­uel sont depuis quelque temps sur le devant de la scène médi­a­tique, en Bel­gique et dans le monde, dans des domaines pro­fes­sion­nels très dif­férents ; en sport, en poli­tique, dans l’in­dus­trie du diver­tisse­ment.

Alors qu’à tra­vers le monde les femmes ont com­mencé à utilis­er #metoo sur les réseaux soci­aux pour témoign­er de leurs mésaven­tures, mon pro­jet a con­nu un regain d’in­térêt. Les réac­tions mon­di­ales mas­sives sur ces ques­tions mon­trent à quel point sex­isme et misog­y­nie imprèg­nent le tis­su social. Le monde poli­tique en Bel­gique a pris con­science de ces prob­lèmes et envis­age aujour­d’hui d’in­clure le domaine des arts de la scène dans sa lég­is­la­tion et prévenir ain­si les prob­lèmes d’in­tim­i­da­tion sex­uelle sur les lieux de tra­vail.

Ces nou­velles régu­la­tions sont indé­ni­able­ment à saluer mais elles restent sou­vent pure­ment sym­bol­iques ; des cache-mis­ère qui ne s’at­taque­nt pas assez au cœur du prob­lème.

L’iné­gal­ité des chances entre les hommes et les femmes appa­raît dès le début des études choré­graphiques.

« Tout est plus facile pour un homme sur le marché de la danse. C’est la réal­ité, il faut le dire haut et fort. Pour don­ner quelques exem­ples : il existe un mythe selon lequel l’homme peut com­mencer la danse plus tard, car il est physique­ment plus capa­ble, et plus apte à pro­gress­er rapi­de­ment. Les femmes, au con­traire, sont encour­agées à com­mencer le plus jeune pos­si­ble. Il est aus­si com­muné­ment admis que l’homme est le choré­graphe, et la femme, la danseuse. Une femme choré­graphe sera aisé­ment con­fon­due avec la “sim­ple” danseuse, tan­dis que le tech­ni­cien sera pris pour le choré­graphe. Et la fable du génie, (tou­jours mas­culin) et de sa muse, (évidem­ment fémi­nine) est encore très actuelle. Les femmes ne sont pas envis­agées comme des auteures à part entières, mais comme des sources d’in­spi­ra­tion disponibles, prêtes à être util­isées ou exploitées. Ceci nous amène à pos­er les ques­tions suiv­antes : Qui jouit des oppor­tu­nités ? Qui par­ticipe ? À qui revi­en­nent les fonc­tions de direc­tion et de pou­voir ? Pourquoi, enfin, tant de col­lab­o­ra­tions artis­tiques reposent-elles sur cette dynamique gen­rée du pou­voir ?»

Les iné­gal­ités en terme d’op­por­tu­nité appa­rais­sent dès le début du par­cours d’une danseuse, au tout début de sa for­ma­tion. Les danseurs étant moins nom­breux, ils sont naturelle­ment con­fron­tés à moins de com­péti­tion, jouis­sent d’un espace plus grand sur la scène choré­graphique, et accè­dent ain­si plus rapi­de­ment aux fonc­tions « impor­tantes ».

Vue sous cet angle, la sit­u­a­tion sem­ble se résumer à une sim­ple ques­tion d’of­fre et de demande. Mais la réal­ité est loin d’être aus­si sim­ple que cela. Dans une indus­trie tra­di­tion­nelle­ment asso­ciée au « féminin », force est de con­stater que, pour occu­per une posi­tion de pou­voir ou tout sim­ple­ment faire son tra­vail, il faut soit être un homme, soit être une femme à la per­son­nal­ité forte et mas­cu­line.

« Il existe une habi­tude cul­turelle qui con­siste à fétichis­er notre corps de danseuse. Il sem­ble que les choses soient en train d’évoluer, mais pour l’heure, voici com­ment la généra­tion dont je fais par­tie à appris le méti­er de danseuse : en se regar­dant dans un miroir tous les jours. C’est une façon très par­ti­c­ulière de vivre sa jeunesse, qui plus est pour une femme. Ceci ayant sou­vent pour con­séquence des com­porte­ments mal­ad­ifs tels que trou­bles de l’al­i­men­ta­tion, rap­port obses­sif à l’en­traine­ment, besoin per­ma­nent de dis­ci­plin­er son corps, volon­té d’être un corps désir­able, etc. »

Le méti­er de danseur n’est pas un méti­er « nor­mal ». Notre pro­fes­sion est intrin­sèque­ment liée à notre corps. La chose « cor­porelle » relève de l’or­dre du « privé » dans la majorité des autres pro­fes­sions. Cette coïn­ci­dence du privé et du pro­fes­sion­nel con­stitue en soi un point de ten­sion tout à fait cru­cial et prob­lé­ma­tique dans notre méti­er. Les danseurs et les per­formeurs met­tent, lit­térale­ment, leur corps au ser­vice de leur art, et, le plus sou­vent, au ser­vice des souhaits d’un choré­graphe.

Il est atten­du du danseur pro­fes­sion­nel qu’il veuille out­repass­er ses lim­ites physiques, émo­tion­nelles et psy­chologiques. Ce réquisit tacite­ment admis peut très vite amen­er les danseurs à se retrou­ver dans des sit­u­a­tions extra­or­di­naire­ment frag­ilisantes. Tra­vailler sous la direc­tion d’une per­son­ne qui n’a pas con­science de ce risque, ou pire, qui joue et jouit du pou­voir que sa posi­tion lui donne, peut amen­er le danseur à vivre des sit­u­a­tions par­ti­c­ulière­ment pénibles d’ir­re­spect, d’hu­mil­i­a­tion, de bru­tal­ité psy­chologique.

« Ce qui était vrai­ment mal­sain, c’est que le choré­graphe voulait que je fasse le sound check sans mes vête­ments. »

« Il y a encore une chose que je souhait­erais ajouter. Quelque chose de par­ti­c­ulière­ment désta­bil­isant. Dans un spec­ta­cle, j’é­tais cen­sée chanter une chan­son en culotte. Avant chaque spec­ta­cle, nous devions faire le sound check. Ce qui était vrai­ment mal­sain, c’est que le choré­graphe voulait que je le fasse sans mes vête­ments. C’é­tait telle­ment gênant d’être là debout, avec les lumières de ser­vice, au milieu des tech­ni­ciens occupés à faire le mon­tage. Il n’y avait aucune rai­son val­able de procéder ain­si. Si j’es­sayais de faire le sound check habil­lée, il me dis­ait : non, retire tes vête­ments. C’é­tait telle­ment… com­ment dire… abusif. »

Ce que les danseuses évo­quent très sou­vent, c’est le sen­ti­ment désagréable d’être util­isées comme des objets sex­uels dans les spec­ta­cles. Il sera sou­vent demandé à une jeune femme de jouer nue, ou presque nue, de jouer « la jeune fille naïve » et/ou sexy, d’in­car­n­er une jeune hys­térique ou autre Loli­ta. Ce qui revient comme une ren­gaine, c’est que ces femmes ne se per­me­t­tent jamais d’évo­quer leur gêne de peur de s’en­ten­dre dire qu’elles ne sont pas pro­fes­sion­nelles, qu’elle sont « prudes », ou qu’elles ne con­vi­en­nent tout sim­ple­ment pas au tra­vail pour lequel on les a engagées. J’ai été très sur­prise de réalis­er que je n’é­tais pas, et de loin, la seule danseuse à qui un artiste bien plus âgé avait généreuse­ment expliqué qu’elle devait « embrass­er le pou­voir de sa sex­u­al­ité fémi­nine », et « se libér­er de ses peurs sex­uelles ».

La manie du fan­tasme sex­uel à l’en­droit des jeunes filles est un fait très peu remis en ques­tion au sein de notre cor­po­ra­tion artis­tique.

Une jeune danseuse inex­péri­men­tée peut inter­préter le fait d’être qual­i­fiée de « prude » de la part d’un aîné comme la néces­sité pour elle de don­ner des preuves de son engage­ment artis­tique. Une jeune danseuse est sans aucun doute plus sus­cep­ti­ble d’in­ter­préter les choses de cette manière qu’une danseuse plus âgée. De telles manœu­vres peu­vent sem­bler faciles à décrypter, mais pour la jeune danseuse inex­péri­men­tée, il est tout à fait pos­si­ble d’être aveuglée par l’am­bi­tion et le charisme de l’homme assis un cran au-dessus d’elle sur l’échelle hiérar­chique. (Ce qu’il ne se prive générale­ment pas de lui rap­pel­er.)

Le stéréo­type de la jeune femme hyper sex­u­al­isée est un sujet majeur de l’his­toire de la danse, et con­tin­ue d’être un thème très pop­u­laire au sein de la « vague de la danse con­tem­po­raine belge ». Mal­gré l’év­i­dent prob­lème d’ex­ploita­tion sex­uelle que cela pose, au moment où nous écrivons, les sites inter­net de Need­com­pa­ny, Trou­b­leyn et Ulti­ma Vez con­ti­en­nent tous des images de femmes vari­able­ment (dé)vêtues. Remet­tre en ques­tion cette tra­di­tion d’une « danseuse-for­cé­ment-Loli­ta », c’est réduire sig­ni­fica­tive­ment et con­sciem­ment ses oppor­tu­nités sur ce marché du tra­vail.

Ce qui revient égale­ment très sou­vent au cours de mes entre­tiens est le thème de la nudité.

Il est aujour­d’hui de notoriété publique que si vous audi­tion­nez pour cer­tains choré­graphes, il vous sera tôt ou tard demandé de retir­er vos vête­ments, ou de faire quelque chose de « sex­uelle­ment provo­quant ». Cer­taines danseuses utilisent l’ex­pres­sion de « meat mar­ket » (ou marché de viande à l’é­ta­lage) pour décrire ce qu’elles ressen­tent de ces expéri­ences, tan­dis que d’autres se résig­nent à penser que ce type de trans­gres­sion fait par­tie de leur tra­vail.

Aucune des danseuses avec lesquelles j’ai dis­cuté ne rejette, par principe, l’u­til­i­sa­tion de la nudité sur scène. Mais quand le recours à la nudité sem­ble gra­tu­it, ces même danseuses s’in­ter­ro­gent, et se deman­dent si leur corps nus ne ser­vent tout sim­ple­ment pas à ven­dre davan­tage de tick­ets, à attir­er un pub­lic plus large, ou encore à assou­vir les fan­tasmes sex­uels de leur choré­graphe.

Une des danseuses inter­viewées m’a par­lé d’une scène de bondage. Des gens du théâtre, y com­pris le directeur du théâtre lui-même, venaient tous les soirs assis­ter à la mise en place des cordes sur le corps nu des danseuses. Cette his­toire m’évoque ces indi­vidus en sur­poids tapis dans l’om­bre dans les pein­tures de Degas. Lubriques, délétères et tou­jours présents, ils obser­vent les jeunes filles (qui étaient aus­si sou­vent des pros­ti­tuées), au cours de danse, au ves­ti­aire, dans les couliss­es, depuis les loges. Une danseuse, pour qui ces agisse­ments relèvent d’une forme de voyeurisme, dit ressen­tir de la sym­pa­thie pour les tra­vailleuses du sexe  : « Il y a des moments où je pense très sincère­ment que la seule dif­férence entre elles et moi, c’est que je peux me cacher der­rière le mot art ».

Le leit­mo­tiv de l’homme mûr prof­i­tant d’une femme plus jeune, qui n’est jamais son égale, est impos­si­ble à ignor­er.

Mais le sex­isme sur et autour de la scène ne s’il­lus­tre pas unique­ment par la sim­ple objec­ti­va­tion du corps féminin. Par­fois, sou­vent, il prend la forme d’a­vances sex­uelles non désirées et/ ou de déc­la­ra­tions d’amour venant d’hommes en posi­tion de pou­voir.

Il existe une quan­tité trou­blante d’his­toires où le choré­graphe est attiré par la jeune fille sans sus­citer chez elle une attrac­tion réciproque. Cer­taines jeunes femmes m’ont dit à quel point elles s’é­taient sen­ties punies pour n’avoir pas répon­du pos­i­tive­ment à ces avances. Elles sont subite­ment ignorées, ou se retrou­vent face à des com­porte­ments irre­spectueux et manip­u­la­teurs. Par­fois, il arrive même qu’elles soient poussées, d’une manière ou d’une autre, à quit­ter la com­pag­nie. Cette men­tal­ité de la chas­se et de la séduc­tion s’il­lus­tre aus­si dans une autre anec­dote, relatée cette fois par un artiste.

Alors qu’il dis­ait son désir de tra­vailler avec une danseuse en par­ti­c­uli­er, le con­ser­va­teur du musée lui répon­dit  : « Tu peux tra­vailler avec elle, mais seule­ment si tu la sautes ».

Les his­toires qui me boule­versent le plus sont celles où la danseuse, des années après, con­tin­ue de ressen­tir un mélange de honte et de respon­s­abil­ité par rap­port à ce qui lui est arrivé. Une danseuse m’a racon­té que peu de temps après avoir été diplômée, elle avait été invitée à Paris par un artiste très en vue afin d’é­tudi­er une expo­si­tion. La propo­si­tion avait l’air tout à fait pro­fes­sion­nelle, tous les frais étaient pris en charge. Arrivée à l’hô­tel, elle s’est ren­du compte qu’il n’y avait qu’une cham­bre avec un seul lit. Elle m’a décrit son incom­préhen­sion et sa décep­tion, et a spé­ci­fié spon­tané­ment : « Non, je n’ai pas couché avec lui, mais il m’a touché les cheveux toute la nuit. J’ai fait sem­blant de dormir. J’ai pen­sé que rester allongée là sans bouger était prob­a­ble­ment la meilleure chose à faire. Après ça, et pen­dant longtemps, je me suis sen­tie com­plète­ment stu­pide, sans valeur.  »

Une sim­ple loi écrite dans un livre ne va pas chang­er ces struc­tures pro­fondé­ment sex­istes.

J’ai enten­du énor­mé­ment d’his­toires sim­i­laires, où la jeune diplômée se voit pro­pos­er un tra­vail atyp­ique, peu (et sou­vent illé­gale­ment) rémunéré par des artistes en général beau­coup plus âgés qu’elles. Par­fois, le tra­vail con­siste à pos­er nue devant une caméra, ou relève de l’ex­péri­men­ta­tion artis­tique impli­quant dif­férentes trans­gres­sions en tout genre, et pointant vers une final­ité pornographique vague­ment explic­itée. Très sou­vent, ces jobs sont accom­pa­g­nés d’in­vi­ta­tions dans des restau­rants chics, de cadeaux divers, de mes­sages entre­prenants, d’al­cool, de drogues. Même si la sit­u­a­tion sem­ble d’emblée alar­mante, la jeune artiste raisonne ain­si  : « C’est un tra­vail, c’est de l’ar­gent, et si c’était l’op­por­tu­nité dont j’ai tou­jours rêvé ? » Les danseuses veu­lent croire qu’elles réus­siront à garder le con­trôle de la sit­u­a­tion, qu’elles sauront anticiper tout risque de déra­page.

Lorsque je demande aux danseuses si elles regret­tent ces expéri­ences, je sens qu’elles n’osent pas m’avouer qu’elles ont fait cer­taines choses con­tre leur gré.

De fait, on éprou­ve tou­jours de la réti­cence à se représen­ter soi-même comme une vic­time.

Il y a tou­jours ce moment de silence, d’hési­ta­tion, de honte. Une danseuse m’a dit  : « Je ne parviens pas à me voir comme une vic­time, et pour­tant, après coup, je ne peux nier le fait d’avoir été util­isée. »

Tout le monde sait bien que séduire n’est pas un acte répress­ible par la loi. Mais force est de con­stater à quel point ces sit­u­a­tions et leurs car­ac­téris­tiques se répè­tent. La redon­dance de ces his­toires où l’homme mûr prof­ite d’une femme plus jeune, qui n’est jamais son égale, est impos­si­ble à ignor­er.

Les jeunes femmes se retrou­vent dans ces sit­u­a­tions parce qu’elles man­quent de con­fi­ance en elles. Elles ont reçu une édu­ca­tion qui les a ren­dues obéis­santes, comme femme et comme danseuse, et, aus­si parce que leur entourage ne les a jamais encour­agées à dire non. On pour­rait par­ler d’un cli­mat ambiant où nage un ensem­ble de règles non écrites mais prég­nantes, per­pé­tuées délibéré­ment, de façon plus ou moins tacite, plus ou moins revendiquée. Une sim­ple loi écrite dans un livre ne va pas chang­er ces struc­tures pro­fondé­ment sex­istes.

C’est tout un secteur qui doit se réveiller et chang­er.

Au fur et à mesure de mon enquête, je me suis posé la ques­tion de la légitim­ité de cer­tains édu­ca­teurs. Les écoles d’art devraient offrir un espace sécurisé qui per­me­tte aux étudiant.es de faire leurs pro­pres expéri­ences, et définir ain­si le type d’artiste qu’ils souhait­ent devenir. Le moin­dre prob­lème d’in­tim­i­da­tion, de har­cèle­ment ou de manip­u­la­tion devrait être très sérieuse­ment pris en compte, et faire l’ob­jet d’un suivi atten­tif. Les écoles ne devraient pas s’en­vis­ager comme de sim­ples « reflets » de la vie pro­fes­sion­nelle, mais comme des creusets favorisant l’émer­gence de change­ments à men­er au sein de la pro­fes­sion, et capa­bles d’in­flu­encer le futur de l’e­space artis­tique dans son ensem­ble. L’é­d­u­ca­tion devrait encour­ager et défendre les principes d’é­gal­ité et de diver­sité à tous les niveaux. Ce que j’ai pu con­stater, c’est que nous sommes encore très loin du compte.

Au moment où j’ai com­mencé à écrire cet arti­cle, (et tout au long de cette recherche, qui n’en n’est d’ailleurs qu’à ses tout débuts) j’ai réal­isé que j’avais un choix à faire : nom­mer ou ne pas nom­mer. Devrais-je expos­er cer­tains choré­graphes, directeurs, insti­tu­tions ?

Pour être tout à fait hon­nête, je ne saurais même pas tout à fait par où ni par qui com­mencer. Il ne s’ag­it pas sim­ple­ment de deux ou trois choré­graphes dont les méth­odes et le tra­vail seraient pro­fondé­ment misog­y­nes et abusifs. C’est tout un secteur qui doit se réveiller et chang­er. Un des aspects les plus alar­mants du cas Wein­stein n’est pas Wein­stein lui-même, mais la cul­ture du secret qui l’en­toure, et le réseau de tous ceux qui lui ont per­mis de per­pétr­er ses crimes sans qu’il n’ait jamais été inquiété. Beau­coup ont caché, excusé des actes abjects, ou ont été prêts à s’en accom­mod­er du moment que l’ar­gent con­tin­u­ait d’af­fluer, et qu’ils pou­vaient en retir­er des avan­tages financiers. Je pense que ceci pour­rait être dit de la même façon à pro­pos de cer­tains « rock­star chore­o­g­ra­phers » généreuse­ment sub­ven­tion­nés de la scène belge.

Alors, par où com­mencer ? Voici cinq propo­si­tions, applic­a­bles dès main­tenant :

1. Pour repren­dre la célèbre for­mule de la fémin­iste activiste Flo Kennedy : « N’ag­o­nisons pas, organ­isons-nous ! ». Nous devri­ons cer­taine­ment tra­vailler à ren­dre les iné­gal­ités vis­i­bles en respec­tant les quo­tas, mais nous devri­ons égale­ment appren­dre à accorder de la valeur aux prob­lèmes qui ne se traduisent pas néces­saire­ment par des chiffres.

Pour com­pren­dre les ten­ants et les aboutis­sants de ces iné­gal­ités, il est néces­saire de don­ner de l’im­por­tance aux témoignages faisant état d’actes dis­crim­i­na­toires.

Ou, pour repren­dre Sarah Ahmed « le per­son­nel est struc­turel (…) Nous avons besoin de struc­ture pour ren­dre évi­dent le car­ac­tère sex­iste et racistes de nos struc­tures. » C’est ce que nous pro­posons de faire ici en reliant le sta­tis­tique au per­son­nel, et en organ­isant les his­toires per­son­nelles au sein d’une struc­ture. Nous devons recenser un max­i­mum d’his­toires de cette nature. À toutes celles et ceux qui veu­lent con­tribuer à cette recherche, mer­ci de me con­tac­ter à : whentheytalkaboutsexism@gmail.com

2. Nous devons nous servir de nos syn­di­cats et con­naître nos droits. Trop sou­vent, nous oublions que nos syn­di­cats peu­vent apporter plus que le seul sou­tien aux chercheurs d’emploi. Les syn­di­cats peu­vent don­ner une légitim­ité à des argu­ments qui, sans eux, ne seraient tout sim­ple­ment pas enten­dus. Non que les syn­di­cats soient par déf­i­ni­tion des endroits exempts de dis­crim­i­na­tion, mais ils peu­vent en tout cas être un très bon point de départ. En exp­ri­mant nos besoins indi­vidu­els, nous pou­vons aider les syn­di­cats à dévelop­per des out­ils spé­ci­fiques à notre secteur, comme par exem­ple en créant des lignes direc­tri­ces et des con­trôles sur l’é­gal­ité des chances entre les hommes et les femmes. Les syn­di­cats peu­vent devenir des médi­a­teurs impor­tants entre les insti­tuts et les employés. S’in­ve­stir dans nos syn­di­cats, s’as­sur­er qu’ils fonc­tion­nent en pleine cohérence avec les besoins de ses mem­bres, pour­raient met­tre en place les con­di­tions d’une égal­ité effec­tive et pérenne.

En tant que pub­lic, nous devri­ons cess­er d’ap­plaudir le sex­isme.

3. Informer et éval­uer. J’en­cour­age tous et toutes à s’in­former sur les prob­lé­ma­tiques liées à l’é­gal­ité des sex­es, sur les notions de pou­voir et de con­sen­te­ment. Aus­si évi­dent que cela puisse paraître, je vous encour­age à com­mencer par vous-même. Si vous tra­vaillez au sein d’une insti­tu­tion, prof­itez de ce cli­mat par­ti­c­ulière­ment prop­ice et engagez un mou­ve­ment de réé­val­u­a­tion struc­turelle. Vous pou­vez aus­si vous assur­er que vos col­lègues con­nais­sent les recours pos­si­bles en cas de dis­crim­i­na­tion, et que si elles choi­sis­sent de témoign­er, elles seront enten­dues.

4. Zéro tolérance. Le sex­isme et tout autre forme de vio­lence ou de dis­crim­i­na­tion ne doivent désor­mais plus être tolérés, quelles que soient les cir­con­stances. La dis­crim­i­na­tion doit être recon­nue et nom­mée en tant que telle. En tant que danseurs, nous ne devri­ons plus pass­er des audi­tions ou tra­vailler auprès d’artistes ayant des com­porte­ments abusifs. Si vous êtes directeur de théâtre, vous pour­riez choisir d’ar­rêter de pro­gram­mer des œuvres sex­istes. En tant que pub­lic, nous ne devri­ons plus applaudir le sex­isme. Enfin, la con­science aiguë de ces prob­lé­ma­tiques devraient être une con­di­tion pour recevoir des sub­sides, et faire ain­si de l’art avec l’ar­gent pub­lic. Si nos gou­verne­ments avaient le courage de ne plus soutenir les travaux sex­istes, cela ne témoign­erait pas sim­ple­ment d’un engage­ment civique impor­tant, mais aurait égale­ment des réper­cus­sions sur la cir­cu­la­tion de l’ar­gent au sein de notre société.

5. Soutenir la jeune généra­tion. Il faut cass­er l’éter­nel retour de la vio­lence. Nous devons nous unir et nous dress­er con­tre cette cul­ture qui bru­talise en par­ti­c­uli­er la jeunesse. Pour ce qui est des prob­lèmes liés au sex­isme, nous appelons par exem­ple à soutenir et pro­téger les jeunes femmes au début de leur car­rière. Je lance ce mes­sage en par­ti­c­uli­er aux ainées, et de rap­pel­er qu’être vic­time de sex­isme ou d’abus n’est pas un pas­sage obligé dans une tra­jec­toire, et n’est pas la con­trepar­tie néces­saire à une pro­gres­sion artis­tique. Nous devons tuer ce mythe, une bonne fois pour toutes.

Enfin, aux misog­y­nes et à tous les indignes de notre pro­fes­sion, la honte vous revient. Il est temps de faire amende hon­or­able en lais­sant sa place à une nou­velle généra­tion d’artistes qui ne con­sid­ère pas que les vio­lences faites aux femmes soient un moteur à la créa­tion. Et, de grâce, faites-vous soign­er. Votre présence est tox­ique. Elle n’est plus accept­able au sein d’une dis­ci­pline artis­tique que nous choyons, et aimons pro­fondé­ment.

Danse
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Ilse Ghekiere
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Ghekiere Ilse
Ilse Ghekiere est danseuse, écrivaine, chercheuse et enseignante. Elle explore la relation entre la littérature,...Plus d'info
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