Entretien avec Michel Laubu mené par Brigitte Prost dans le cadre de la revue #140 sur les enjeux du masque sur la scène contemporaine.

Entretien
Théâtre
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Entretien avec Michel Laubu mené par Brigitte Prost dans le cadre de la revue #140 sur les enjeux du masque sur la scène contemporaine.

Le 14 Mai 2020
Incertain monsieur TOKBAR. Création 2018, Compagnie TURAK. Crédit photos Romain Etienne
Incertain monsieur TOKBAR. Création 2018, Compagnie TURAK. Crédit photos Romain Etienne

On fait ce qui se passe.

Sou­vent cela arrive à point nom­mé.

Michel Laubu

Brigitte Prost : « Michel Laubu », est-ce vrai­ment votre nom… ? C’est un nom bien explosif…

Michel Laubu : « Laubu » est bien mon nom, ce n’est pas un pseu­do­nyme… Il m’est arrivé d’aller sur des sites de généalo­gie et ce que j’ai alors ren­tré comme nom pour moteur de recherche, spon­tané­ment, ce n’était pas « Laubu », mais « Turak ». C’est étrange… Comme si « Turak », c’était plus mon nom que « Laubu » aujourd’hui…

B. P. : J’aime à revenir sur le déclencheur du désir de plateau : en ce qui vous con­cerne, dès l’enfance il y avait « de la bidouille », il y avait le goût du brico­lage, de la créa­tion de mon­des dif­férents… et cela a forte­ment mar­qué votre his­toire d’homme de théâtre. Mais com­ment s’est opéré la bas­cule vers la pro­fes­sion­nal­i­sa­tion ? Est-ce qu’à un moment don­né il y a eu un spec­ta­cle ou une per­son­nal­ité, quelqu’un dans votre envi­ron­nement qui a aigu­isé votre regard et vous a don­né ce désir de dédi­er votre vie au spec­ta­cle vivant ?

M. L. : Je m’ennuyais au lycée et j’ai com­mencé à mon­ter des spec­ta­cles pour les enfants dans les écoles, donc aux mêmes horaires que mes cours — ce qui m’a valu beau­coup d’absences. Le Pro­viseur a décou­vert ce que je fai­sais et m’a fait promet­tre de voir un con­seiller d’orientation, ce que je fis. Ce dernier était un pas­sion­né de théâtre — un cadeau du hasard. Il m’a don­né con­fi­ance, m’a par­lé des trois écoles nationales exis­tantes alors, m’a prêté mon pre­mier livre de théâtre (Jeux
pour acteurs et non-acteurs
 d’Augusto Boal) et m’a fait ren­con­tr­er à Metz quelqu’un qui fai­sait du théâtre gestuel, Roland Lhomme — quelque chose se pas­sait à l’endroit de la con­fi­ance.

B. P. : Le théâtre était très éloigné de votre ter­reau famil­ial ?

M. L. : Mon père étant mineur au fonds, j’ai gran­di dans une cité minière à Creuzwald, en Lor­raine, jusqu’à dix-huit ans —  un de ces endroits où les gens sont des kleenex. On les use, on les fait tra­vailler et on les jette quand ils ne sont plus renta­bles. Il y avait une seule chose à faire : se réin­ven­ter un monde pour sur­vivre.

B. P. : Vous avez com­pris très vite, enfant, qu’il fal­lait fuir, inven­ter quelque chose, mais en même temps vous avez appris beau­coup dans cet univers ?

M. L. : Oui, cet endroit était très riche  : c’était une cité minière faite de gens très dif­férents. Les voisins, c’étaient un Polon­ais mar­ié à une Ital­i­enne ; un Autrichien mar­ié à une Russe.… Il y avait un mélange d’accents incroy­ables… C’était déjà la Turakie que j’allais inven­ter plus tard. Les gens fai­saient des jardins et brico­laient des ser­res pour faire lever les salades. Il y avait tout un monde…

B. P. : Com­ment s’est passée votre sor­tie et du lycée et de Creuzwald ?

M. L. : Je ne suis pas allé pass­er mon bac : j’avais une date de spec­ta­cle ! Et je n’ai jamais regret­té ! Je suis allé à l’Institut inter­na­tion­al de théâtre à Nan­cy (I.I.T.), ce qui m’a per­mis de ren­con­tr­er le Théâtre lab­o­ra­toire de Wro­claw et Gro­tows­ki, l’I.S.T.A. (Inter­na­tion­al
School of The­atre Anthro­pol­o­gy
) et Euge­nio Bar­ba… Nous fai­sions de l’acrobatie col­lec­tive, des entraîne­ments inspirés du Théâtre asi­a­tique. Euge­nio Bar­ba, déjà basé à Hol­ste­bro, organ­i­sait à Nan­cy des stages cen­trés sur le tra­vail de l’acteur qui impli­quait un impor­tant investisse­ment physique avec des maîtres de Topeng, de Kyo­gen, de Kathakali, de Nô…

B. P. : Il y avait une con­ver­gence incroy­able à Nan­cy à cette époque.

M. L. : Oui. … Il y avait aus­si la com­pag­nie Qua­tre litre douze avec Michel Massé ; Jean-Marie Vil­légi­er à la fac­ulté des let­tres ; Lew Bog­dan sur le Fes­ti­val ; Ricar­do Basu­al­do dirigeait le CUIFERD… Nous avons vu à Nan­cy pour la pre­mière fois Gro­tows­ki et le Liv­ing The­ater… Pina Bausch dan­sait dans un ancien garage VOLVO…

B. P. : Et pro­gres­sive­ment, vous avez essayé de voir com­ment tout cela pou­vait se lier ? La Turakie arrivait… ?

M. L. : J’ai dû voir un pre­mier spec­ta­cle de Chris­t­ian Car­rignon à Charleville-Méz­ières dans les années 1980… Nous avions un air de famille. Pour des raisons économiques, je fai­sais du théâtre avec ce que je trou­vais, ce que je récupérais. Je pre­nais ce que j’avais autour de moi dans le garage de mon père. Dans cette petite ville de Creuzwald, je m’étais mis en lien avec le déco­ra­teur du Mono­prix qui me don­nait tout le matériel dont il n’avait plus besoin, des bouts d’objets…

B. P. : Mais vous ne par­liez pas encore de « théâtre d’objets » ?

M. L. : Non, je ne savais pas que cela exis­tait. Je par­lais de « théâtre de fig­ures » — en Alle­magne on trou­vait le « Fig­ur The­ater », une sorte de théâtre de mar­i­on­nettes, mais pas de poupées, qui se démar­quait un peu…

B. P. : À par­tir de 1985, vous créez « tout seul » le Turak Théâtre d’objet.

M. L. : Oui, c’est cela : je ne savais même pas que la DRAC exis­tait… À l’époque, je jouais beau­coup en milieu sco­laire. Je jouais la journée et la nuit, je fai­sais l’administration, la compt­abil­ité, à la main.

B. P. Et pro­gres­sive­ment vous n’avez plus été tout seul, mais en com­pag­nie… Et la Turakie a pris de plus en plus d’ampleur pour un théâtre d’objets et en même temps, d’acteurs.

M. L. : Oui… En 1990 nous avons fait le off d’Avignon avec Au rez-de-chaussée d’un petit entre­pôt pré­cieux — un spec­ta­cle pour 50 per­son­nes qui fut ensuite présen­té au Théâtre de la mar­i­on­nette de Paris pour son inau­gu­ra­tion en 1992 (qui est devenu Le Mouf­fe­tard — Théâtre des arts de la mar­i­on­nette en 2003). Lucile Bod­son nous a alors demandé d’inventer quelque chose autour du spec­ta­cle et j’ai pro­posé un faux chantier archéologique. Le théâtre a récupéré un lieu dans le 13e à Paris, voué à la démo­li­tion et nous avons amené des tonnes de sable, dans lequel nous avons enfoui des objets du quo­ti­di­en, des morceaux de téléviseur et de fri­go, n’importe quoi. Et avec les spec­ta­teurs, on allait dans un « cen­tre de fouille archéologique ». C’est comme cela que les pre­miers fils ont été tirés de l’histoire de la Turakie… Je me suis inven­té la Turakie, parce que je ne con­nais pas très bien mes racines… Je ne con­nais pas mes grands-par­ents pater­nels ; mes grands-par­ents mater­nels, je sais qu’ils sont venus de Slovénie… Or un jour j’ai ren­con­tré un cou­ple, Mon­sieur et Madame Turak, à Nan­terre, qui m’ont expliqué que « Turak est un nom slave ! » Et je retombe sur mes orig­ines.

B. P. : C’est sur­prenant…

M. L. : J’aime beau­coup le Kayak. Les gens croient que l’on pagaie pour avancer. Mais non, on pagaie pour se main­tenir à la sur­face de l’eau. C’est le courant qui nous emmène. Le Kayak est une embar­ca­tion d’eau vive. On se laisse emmen­er et sou­vent il y a de très belles sur­pris­es. Une vie de com­pag­nie, je crois que c’est cela. On fait vivre une com­pag­nie de théâtre comme on con­stru­it une cabane. Je pense que réelle­ment, sincère­ment et très con­crète­ment, on fait avec ce qui se passe. Sou­vent cela arrive à point nom­mé.

« Petit apo­logue de la planche à deux yeux » par Michel Laubu

Avancer masqué.

Je m’élance sur scène. Ten­ant des deux mains une planche devant moi, je m’avance vers les feux de la rampe. J’ai ramassé cette planche il y a plusieurs mois de cela, sur une rive du lac Serre Ponçon dans lequel se jette la Durance. Je l’ai recueil­lie en kayak dans une toute petite crique ou ravin, inac­ces­si­ble à pied. Le courant vient y dépos­er une par­tie du butin de descente du tor­rent à tra­vers la mon­tagne. Cette planche est peut-être un morceau de porte d’une grange d’alti­tude, ou un bout de char­rette.

Je tiens cette planche devant mon vis­age et j’a­vance masqué.

Mon regard cherche à se gliss­er comme il peut à tra­vers deux petits trous que le temps et le hasard ont per­cés plus ou moins en face de mes yeux. Des feux de la rampe, je ne dis­tingue que le haut des flammes. Des flammes qui éclairent l’usure de ce morceau de bois qui sug­gère une expres­sion de vis­age et que je fais avancer, ou qui me fait avancer. Je le suis pas à pas, à la manière de ce que j’imag­ine d’un acteur-danseur de Topeng Bali­nais. Je tiens cette planche du bout des doigts, les coudes à la hau­teur des oreilles. Mes pieds frap­pent le sol, puis le caresse. Je suis tour à tour un bouf­fon et un min­istre. Har­naché de dizaines d’ob­jets usés qui dans leur brouha­ha com­mun racon­tent le monde à leurs manières, l’ac­teur tapi der­rière cette mag­nifique planche chargée de tous les temps. J’a­vance masqué, tra­ver­sant tous ces temps, les temps de l’indi­catif glis­sant du passé sim­ple au passé com­posé, taquinant l’im­par­fait pour bas­culer dans le con­di­tion­nel présent. Si cette planche était irrévéren­cieuse, j’in­car­n­erais le bouf­fon.

Du masque au théâtre d’ob­jets il n’y a qu’un pas, qui rythme le réc­it.1

Pro­pos de Michel Laubu recueil­lis le 8 avril 2019 par Brigitte Prost.


  1. Écrit par Michel Laubu du 5 jan­vi­er 2020. ↩︎
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Brigitte Prost
Entre autres, Maître de Conférences en Études théâtrales du département Arts du Spectacle de l'Université...Plus d'info
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