Exils intérieurs, un oratorio profane

Théâtre
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Réflexion

Exils intérieurs, un oratorio profane

Le 16 Oct 2020
PROMISED_LAND_CR_Amos Gitai
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Spec­ta­cle d’Amos Gitaï

Théâtre de la Ville — Les Abbess­es

J’avais ren­con­tré Amos Gitai sur un plateau de télévi­sion et sa pen­sée aus­si con­crète que théorique m’avait con­quis, voire même mar­qué ! Au nom de ce sou­venir loin­tain je décidais d’aller voir son spec­ta­cle prévu en juin, déplacé et, finale­ment, pro­gram­mé en ouver­ture de sai­son au Théâtre de la Ville.

Exils intérieurs… Moi-même exilé, ce ques­tion­nement me motive et me taraude ! Dans la salle des Abbess­es où l’assistance for­mait une assem­blée n’ayant comme signe dis­tinc­tif que les masques, Emmanuel Demar­cy-Mota a ouvert la soirée et les mots pronon­cés sur un fond de fatigue évi­dent ont réson­né plus par­ti­c­ulière­ment dans le spec­ta­teur que j’étais. Grâce à ses mots, le sens de ma présence m’est apparu avec une grav­ité inhab­ituel.  Elle se con­sti­tu­ait en acte respon­s­able, acte de résis­tance qui répondait à la respon­s­abil­ité du fait de jouer. Entre la salle et la scène s’installait alors un effet de miroir. Cette réciproc­ité des images fondait notre « être ensem­ble » et une même grav­ité nous réu­nis­sait. Nous étions néces­saires les uns aux autres plus qu’à l’accoutumée !

Peter Brook dit : « si cette activ­ité que l’on appelle théâtre a un sens, celui-ci c’est d’être ensem­ble ». D’accord, mais « être ensem­ble » pour inter­roger le monde et enten­dre des voix, des mots qui réson­nent en nous ? C’est ce que j’espérais des Exils d’Amos Gitaï. L’intervention d’Emmanuel Demar­cy-Mota fut un inou­bli­able lever de rideau par ces temps aux­quels nous répon­dions, mal­gré tout, grâce à notre présence com­mune, acteurs et spec­ta­teurs.

Une ren­con­tre, un mot échap­pé entre deux portes ou entre deux ver­res peut servir de réflex­ion à long terme, de pro­gramme économe, dépourvu de développe­ments arbores­cents ou appuis théoriques, sou­vent peu per­ti­nents. Com­bi­en de fois n’ai-je pas ressen­ti l’effet de cette pen­sée immé­di­ate, en acte ? Inou­bli­able preuve, à titre d’exemple, un petit dîn­er avec Gérard Morti­er après le débat à l’Opéra Bastille con­sacré aux rap­ports entre « l’Opéra et le théâtre ». Gérard était découragé en rai­son d’une de ces grèves dont le per­son­nel était devenu l’expert réputé dans toute l’Europe au point que des cri­tiques étrangers s’avouaient réti­cents à pro­gram­mer des voy­ages à Paris … « J’ai décidé de pour­suiv­re… et j’ai lais­sé le planch­er pour la danse car l’on aurait pu refuser de le mon­ter et de le démon­ter et j’ai pro­gram­mé des opéras en ver­sion con­cert », dévoilait Morti­er, sa stratégie d’alors. En ver­sion con­cert… comme un ora­to­rio, pour se vouer à la musique seule­ment. L’épure de l’œuvre… Une solu­tion de sec­ours par temps de grève !

En assis­tant au spec­ta­cle au Théâtre de la Ville — salle des Abbess­es -, cette réduc­tion à l’essentiel qui m’avait séduit à la Bastille m’a récon­forté de nou­veau. Des mots et des let­tres sans l’apparat du spec­ta­cle, révélant ain­si tout leur poids de vie, de doute, de mélan­col­ie ! De grands inter­prètes, assis autour d’une table, lisent aidés par des lam­pes stricte­ment dis­posées et des micros réglés avec justesse… Ici, les paroles réson­nent grâce à leur nudité, à ces soli­tudes des êtres réu­nis dans un chœur où cha­cun s’exprime tout en s’inscrivant dans l’assemblée réu­nie. La parole, comme la musique dans les ver­sions con­certs, s’affirme grâce à ces voix vivantes : elle ne s’incarne pas, mais elle se fait enten­dre, elle résonne dans le spec­ta­teur que je suis et con­forte craintes et désar­rois actuels.  Plus besoin de rien d’autre. Voilà un ora­to­rio pro­fane, et non pas une per­for­mance, comme par erreur l’indique la pro­mo­tion du théâtre.

La solu­tion adop­tée par Amos Gitaï s’appuie égale­ment sur la tran­si­tion qui engen­dre tou­jours de l’émotion, tran­si­tion de la parole aux chants ! Ils se relaient, s’entraident, en rap­pelant l’adage de Hein­er Müller : « Ce dont on ne peut plus par­ler, il faut le chanter » — et, en plein cœur du déchire­ment de l’Europe sous la pres­sion du fas­cisme, aux cris d’alarme, aux affres des aveux, répon­dent les sons de la musique alle­mande exaltée par la voix de Nathalie Dessay ! Les sons con­so­lent de la douleur des let­tres : « Qui ne sait plus par­ler, qu’il chante » dis­ait à son tour Claudel. Le chant ou l’au-delà des mots…

Durant cette soirée, des décou­vertes inter­vi­en­nent. Les appels dés­espérés d’Antonio Gram­sci qui, de sa prison, s’adresse à la famille et fait ressur­gir des fig­ures féminines dont il n’ignore pas l’incompréhension mais dont il éprou­ve le besoin : la cel­lule et la réclu­sion ne se trou­vent apaisées, dit-il, que « grâce à la cor­re­spon­dance ». Et Pip­po Del­bono, déjà mar­qué par une dépres­sion qui le pour­suit depuis longtemps et qui lui a per­mis de sign­er son chef d’œuvre Gioia (élégie pour son dou­ble, Bobo), lit avec une grav­ité extrême les mots de l’intellectuel com­mu­niste voué à vingt ans de prison par Mus­soli­ni. Ce n’est pas la pen­sée de Gram­sci que l’on décou­vre mais sa détresse ! Et elle s’empare du spec­ta­teur que je suis et résonne avec une grav­ité trou­blante.

L’échange de mis­sives, très pro­to­co­laires, mais révéla­tri­ces des pos­tions per­son­nelles de Thomas Mann et Her­man Hesse à l’égard de la défla­gra­tion fas­ciste, forme le noy­au du spec­ta­cle. En exil tous deux, ils procè­dent à des échanges polis, échanges parci­monieux mar­qués par le respect réciproque, mais échanges fer­mes qui con­duisent de la neu­tral­ité ini­tiale de Thomas Mann à ses impré­ca­tions anti nazies et dont Her­man Hesse se dis­so­cie en plaidant pour l’impératif du « silence » que tout écrivain, affirme-t-il, doit respecter ! « Après vos pris­es de posi­tion, je reste le dernier écrivain alle­mand ». « C’est le silence qui l’atteste », renchérit Hesse ! En écho, dans l’ultime lec­ture, Camus, lors d’une con­férence à Upsala après la remise du prix Nobel, appelle à l’engagement con­tre « le silence » comme refuge. Pos­tures qui s’affrontent…

Grâce à ces dia­logues croisés je décou­vre les textes extra­or­di­naires de Rosa Lux­em­burg dont m’était con­nu le des­tin trag­ique mais nulle­ment ses posi­tions, par exem­ple, sur la lib­erté qu’elle affirme avec fer­meté face à Lénine lui-même. L’autorité du par­ti unique défendue par l’artisan de la Révo­lu­tion, dit Rosa Lux­em­burg, est incom­pat­i­ble avec « la lib­erté ». Rosa, c’est une Han­nah Arendt jeune ! Elle la précède… Dans la galerie des appari­tions sur­git la fig­ure de la poète erra­tique Else Lasker Schüller que ce cri­tique acerbe qu’avait été Karl Kraus admi­rait sans réserve. Elle s’impose comme une artiste, en déshérence, sans points d’attache ni repères, portée par ce qu’elle incar­ne plus que tous les autres, « l’exil intérieur ». Un naufrage qui s’achève, près de la folie, à Tel Aviv ! L’émotion, alors m’est apparu comme le fonde­ment de « l’être ensem­ble » au théâtre. Emo­tion qui assure « l’effet miroir » entre la scène et la salle Par ailleurs ces mots, ces let­tres, ces appels le con­fir­ment tout au long de la soirée. Dans les années 30 l’Histoire, comme le dit Ham­let, est « sor­tie de ses gonds », et les intel­lectuels de l’Europe en ont éprou­vé les effets. Cet archipel des soli­tudes n’a comme liant que la douleur partagée. Le XXe siè­cle fut le siè­cle de tous les exils ! Extérieurs et intérieurs.

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Amos Gitai
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Écrit par Georges Banu
Écrivain, essay­iste et uni­ver­si­taire, Georges Banu a pub­lié de nom­breux ouvrages sur le théâtre, dont récemment La porte...Plus d'info
1 commentaire
  • L’ar­tic­u­la­tion de l’ar­gu­ment, son absence au temps de la pandémie qui ferme les théâtres met en évi­dence l’in­tu­ition géniale de Daniel Guérin qui avait le pre­mier nom­mé la “peste brune”.

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Par Georges Banu
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