Monument 0.8 : Manifestations

Danse
Critique

Monument 0.8 : Manifestations

Le 24 Jan 2020
MONUMENT 0.8: Manifestations Mise-en-scène d'Eszter Salamon, création les 17-18 Janvier 2020 au Kaaitheater, interprètes de gauche à droite: Judith State, Salka Ardal Rosengren, Flavia Giurgiu, Ayse Orhon. Madalina Dan n'est pas visible, elle est derrière Flavia. Photo de Lorraine Wauters.
MONUMENT 0.8: Manifestations Mise-en-scène d'Eszter Salamon, création les 17-18 Janvier 2020 au Kaaitheater, interprètes de gauche à droite: Judith State, Salka Ardal Rosengren, Flavia Giurgiu, Ayse Orhon. Madalina Dan n'est pas visible, elle est derrière Flavia. Photo de Lorraine Wauters.

Le théâtre poli­tique est un exer­ci­ce périlleux. Pour­tant Eszter Sala­m­on, en nous par­lant de l’histoire mar­gin­al­isée du fémin­isme en Roumanie, a pro­duit un spec­ta­cle extra­or­di­naire. Sur scène, cinq femmes, dont une au physique et à l’âme de tor­era, altière et sub­lime de pro­fondeur con­tenue. Une autre plus jeune sem­ble une jeune lou­ve pleine de rage, et toutes les cinq sont mag­nifiques de force et de présence.

La scène et le mur du fond sont cou­verts d’un immense tis­su illus­tré d’épaisses lignes, toutes ocres, sauf une qui est rouge-sang — le sang des règles, de l’accouchement, de la blessure, de la guerre. Les corps bougent sans peur, avec élé­gance, à la fois pour ren­dre hom­mage à leur pro­pre grâce et sub­ver­tir les clichés aux­quels les femmes sont si sou­vent réduites. Des chants tra­di­tion­nels réson­nent ; les voix des per­formeuses se mêlent, s’unissent et se désunis­sent pour for­mer des morceaux qui opèrent par sédi­men­ta­tion et qui jamais ne cèdent à la ten­ta­tion de la dis­so­nance. Sala­m­on a le courage de l’harmonie. En fait la pièce entière est mar­quée par cette audace si rare (et qui n’est le fait que des artistes les plus accompli.es) de dire les choses dans leur éclat et leur hor­reur, sans les ren­dre inutile­ment sophis­tiquées.
Une guerre éclate — ou est-ce une révo­lu­tion ? Les femmes lut­tent et cette bataille, qui se réfère peut-être à un point pré­cis de l’histoire roumaine, est aus­si celle de toutes les femmes con­tre l’horreur ordi­naire, con­tre l’injustice qui est partout, con­tre la dif­fi­culté presque insur­montable à exis­ter pleine­ment. S’ensuit le réc­it d’un crime odieux : une jeune fille de quinze ans vio­lée, coupée en morceaux, une jeune fille qui a appelé une police qui a mis 19 heures à venir, une jeune fille dont on n’a jamais retrou­vé le corps. Les phras­es qui nous racon­tent ce crime ne peu­vent le con­tenir et elles sont elles-mêmes découpées : elles com­men­cent par le dernier mot tout en nous con­tant les faits de manière chronologique. Le crime est indi­ci­ble et pour­tant il doit être dit. Il est indi­ci­ble et pour­tant le silence est devenu si assour­dis­sant qu’il est plus intolérable que la parole. Il faut par­ler. Eszter Sala­m­on doit le dire, ses per­formeuses doivent le danser, je dois l’écrire. Car ce « fait divers trag­ique » n’en est pas un. Il serait odieux et impens­able de l’y réduire car il a lieu tous les jours. Et c’est ain­si que l’inouïe vio­lence con­tre les corps des femmes fait irrup­tion sur la scène du Kaaithe­ater. C’est à la fois ahuris­sant et d’une impérieuse évi­dence.
Le crime est suivi d’une scène de corps mêlés (trois d’un côté du plateau, deux de l’autre) dans une infinie sen­su­al­ité qui racon­te à qui sait l’entendre que le sexe peut devenir un ter­ri­toire de guéri­son et que les corps les­bi­ens s’unissent depuis la nuit des temps en con­tre­point à la vio­lence des hommes. Cette intim­ité-là est un lieu d’invention désir­ante, de réécri­t­ure et de volup­té, et par elle la beauté peut revenir. Peu à peu les chan­sons anci­ennes repren­nent, poly­phoniques et écla­tantes. La pièce se ter­mine en un chant de lutte, un chant de com­bat clair et sonore, qui rap­pelle que les corps des femmes leur appar­ti­en­nent, ain­si que le choix d’en dis­pos­er comme elles l’entendent. Sala­m­on l’énonce dans une clarté absolue, sans enjambe, pour que nous enten­dions ce qui doit être dit, enten­du, et répété. Afin que cesse, enfin, la guerre con­tre les femmes, et que leur génie puisse se déploy­er dans sa pleine splen­deur.

Eszter Salamon est artiste et performeuse. Elle vit et travaille entre Paris, Berlin et Bruxelles. Elle est régulièrement au programme du Kaaitheater où elle a présenté des spectacles comme TALES OF THE BODILESS, MONUMENT 0: Haunted by wars (1913-2013) et MONUMENT 0.5: The Valeska Gert Monument.
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Eszter Salamon
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Caroline Godart
Caroline Godart est dramaturge, autrice et enseignante. Elle accompagne des artistes de la scène tout...Plus d'info
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