Quartett en tête-à-tête

Opéra
Critique

Quartett en tête-à-tête

Le 19 Oct 2020
Merteuil (Mojca Erdmann, soprano) et Francesca Ciaffoni (danse) au premier plan. © Monika Ritterhaus, Staatsoper Berlin.
Merteuil (Mojca Erdmann, soprano) et Francesca Ciaffoni (danse) au premier plan. © Monika Ritterhaus, Staatsoper Berlin.
Merteuil (Mojca Erdmann, soprano) et Francesca Ciaffoni (danse) au premier plan. © Monika Ritterhaus, Staatsoper Berlin.
Merteuil (Mojca Erdmann, soprano) et Francesca Ciaffoni (danse) au premier plan. © Monika Ritterhaus, Staatsoper Berlin.

L’opéra de Luca Francesconi d’après “Quar­tett” d’Hein­er Müller, a été créé en anglais à Milan en 2011, l’œu­vre est reprise cette année pour la pre­mière fois en alle­mand au Staat­sop­er de Berlin, dans une mise en scène de Bar­bara Wysoc­ka.

Libre­ment adap­té des Liaisons dan­gereuses, Quar­tett est d’abord un duel entre Mer­teuil et Val­mont, dans une langue aus­si pré­cieuse que bru­tale, où domine la pré­da­tion sex­uelle non dis­simulée. La rhé­torique lib­er­tine y est pour ain­si dire évidée, et il s’ag­it sou­vent moins d’un dia­logue que de traits d’un désir nar­cis­sique qui s’épuise.

Mais lorsque Val­mont « devient » Mer­teuil, ou lui emprunte plus exacte­ment son corps – et récipro­que­ment – leur méta­mor­phose n’est pas seule­ment un épisode de théâtre dans le théâtre, ni seule­ment une revanche sur la dom­i­na­tion mas­cu­line. Con­tin­u­ant de désir­er Mer­teuil et ses autres proies (Volanges et Tourvel), tout en les jouant lui-même, Val­mont en Mer­teuil ne pour­ra jamais attein­dre que son pro­pre corps, ce qui est la suite logique d’un désir unique­ment ori­en­té vers son plaisir, où seule la chair par­le à la chair.

Ce retourne­ment très sim­ple dans son principe est ver­tig­ineux dans ses con­séquences. Il se prê­tait par­ti­c­ulière­ment bien à une adap­ta­tion à l’opéra, où l’inversion du féminin et du mas­culin est une longue tra­di­tion, depuis les cas­tras jusqu’aux jeunes pages chan­tés par des femmes. Luca Francesconi, a excellem­ment relevé ce défi, par les moyens les plus clas­siques comme les plus mod­ernes, par exem­ple dans les pas­sages d’aria lyriques à des réc­i­tat­ifs « secs », qui brisent les élans des per­son­nages. L’usage des micros et la dif­fu­sion de sons « par­a­sites » (coups de ciseaux, râles, grésille­ments) nous pla­cent comme à l’oreille des per­son­nages, dans une inquié­tante intim­ité avec eux. L’orchestration est aus­si riche en notes per­lées de tim­bres clairs (xylo­phones, tri­an­gles, céles­ta, harpes, piano), alter­nant avec des plages sonores plus amples, pul­sées dans les graves et drama­tisées par les vio­lons, qui sug­gèrent une épais­seur plus intro­spec­tive et onirique, sous-jacente à l’a­gres­siv­ité du dis­cours. Cette vio­lence con­tenue fut mag­nifique­ment prise en compte dans la mise en scène d’Alex Ollé de la com­pag­nie Fura dels Baus (2011) où le décor se lim­i­tait à un espace en cof­frage sus­pendu, seule­ment tra­ver­sé par les pro­jec­tions lumineuses du désir.

Au Staat­sop­er de Berlin, Bar­bara Wysoc­ka pro­pose quant à elle une vision plus apoc­a­lyp­tique, située net­te­ment dans le deux­ième terme de l’« espace-temps » indiqué par Hein­er Müller au début de la pièce : « Salon avant la Révo­lu­tion française / Bunker après la Troisième guerre mon­di­ale ». En plaçant les per­son­nages sous la cloche d’un bunker en forme d’hémis­phère, et par­mi les derniers frag­ments de la civil­i­sa­tion pro­jetés en images, Bar­bara Wysoc­ka priv­ilégie une lec­ture presque méta­physique de la pièce, qui lui fait peut-être nég­liger la sig­ni­fi­ca­tion plus poli­tique du dou­ble por­trait Val­mont-Mer­teuil : le « bon plaisir » d’An­cien Régime et son emprise sur les corps.

Sur scène, la gestuelle des per­son­nages sem­ble rai­die par le désir ou le vieil­lisse­ment. Leurs pro­pos sem­blent sans effet sur l’ac­tion, sinon par les pas­sages d’une danseuse ou d’une enfant, qui sem­blent unique­ment répon­dre aux fan­tasmes de Val­mont. L’inversion des gen­res invi­tait bien sûr au trav­es­tisse­ment, mais celui-ci a été con­sid­éré de façon peut-être trop sim­ple comme un retourne­ment. Or, Val­mont en col­lants et talons, ou Mer­teuil en pho­tographe dom­i­na­trice au gode-cein­ture ne font qu’inverser les sym­bol­es de la dom­i­na­tion, ils ne la mod­i­fient peut-être pas, et ne mon­trent pas non plus com­ment celle-ci cherche à se main­tenir.

L’his­toire la plus vio­lente était pour­tant explicite­ment con­vo­quée par Hein­er Müller dans les matéri­aux qu’il don­nait à lire avec la ver­sion pub­liée de sa pièce, notam­ment le réc­it du sup­plice de Damiens, écartelé pour ten­ta­tive de régi­cide, et ren­du célèbre par Michel Fou­cault, ou le sup­plice man­qué d’Hélène Gillet (1625), con­damnée à mort pour infan­ti­cide après avoir subi un viol.

Ces matéri­aux sont des indi­ca­tions qu’on était libre de nég­liger. Mais ils auraient pu per­me­t­tre de mieux reli­er l’im­age d’une « fin de l’His­toire » avec le huis-clos de Mer­teuil et Val­mont, réduits à se jouer eux-mêmes et à mimer leurs pro­pres vic­times. Il est vrai que le texte pou­vait se prêter à une lec­ture inté­grale­ment sadi­enne et apoc­a­lyp­tique. Mais si elle doit domin­er dans la scéno­gra­phie, il fal­lait peut-être aus­si laiss­er voir les sur­sauts révo­lu­tion­naires pos­si­bles face à la jouis­sance sadique de la dom­i­na­tion, qui est aus­si tournée en déri­sion dans le texte. En pas­tichant Duras dans les derniers mots de la pièce (« Can­cer mon amour »), Hein­er Müller sug­gérait plutôt que l’en­jeu n’est pas tant la puis­sance de destruc­tion humaine jusque dans la guerre, mais de mon­tr­er comme elle s’o­rig­ine dans la matéri­al­ité des corps, qu’elle soit douleur subie ou gan­grène de la cru­auté.

Lien vers la mise en scène de la Fura dels Baus, au Gran Teatro Liceu de Barcelone :

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Photo de Jean Tain
Écrit par Jean Tain
Jean Tain est agrégé et doc­teur en philoso­phie de l’É­cole Nor­male Supérieure (Paris), ATER à l’U­ni­ver­sité de Lor­raine (Nan­cy)...Plus d'info
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