Une famille d’artistes : de Victor Brauner à Samy Briss

Compte rendu
Portrait

Une famille d’artistes : de Victor Brauner à Samy Briss

Le 13 Oct 2020
La rencontre du 2 bis rue Perrel, Victor Brauner.
La rencontre du 2 bis rue Perrel, Victor Brauner.
La rencontre du 2 bis rue Perrel, Victor Brauner.
La rencontre du 2 bis rue Perrel, Victor Brauner.
  • De l’interthéâtralité à l’nterpictularité

Vic­tor Brauner a enfin la rétro­spec­tive qu’il méri­tait au Musée d’Art Mod­erne mais, dépourvu de chance, comme il le fut toute sa vie, elle s’est ouverte par des temps brumeux, de peur, d’inquiétude mais, mal­gré tout, de résis­tance. Masqués, les vis­i­teurs nulle­ment épars se suc­cè­dent con­cen­trés devant les toiles de ce pein­tre roumain d’origine juive qui a évolué, sous le signe du « rêve », entre son pays natal et la France dans la pre­mière moitié du XXème siè­cle. Engagé dès ses débuts dans les mou­ve­ments de l’avant-garde roumaine qui a mar­qué un moment décisif sur la scène cul­turelle roumaine grâce à des fig­ures émi­nentes comme Tris­tan Tzara, Ilar­ie Voron­ca, Ben­jamin Fon­dane, Brauner s’est affil­ié ensuite à la mou­vance sur­réal­iste rad­i­cale placée sous la ban­nière d’André Bre­ton qui la con­duit d’une main de fer. Le pas­sage de la revue UNU – titre du jour­nal roumain que l’on retrou­ve dans l’exposition – aux réu­nions avec les artistes qui défend­ent l’approche de l’art dans la per­spec­tive du rêve se pro­duit sans heurts, presqu’organiquement. L’Europe a con­nu l’unité des avant-gardes jusque dans les années 30 qui, ensuite, va être battue en brèche sous l’impact des dic­tatures, fas­ciste ou com­mu­niste ! Cela va entraîn­er des affil­i­a­tions dou­teuses ou des exclu­sions scan­daleuses… Brauner en subit les con­séquences.

L’exposition a le mérite de toute rétro­spec­tive qui suit le chem­ine­ment d’un artiste, ses étapes, ses déroutes, ses réus­sites et ses con­clu­sions de fin de par­cours ! Nous emprun­tons la voie de cet artiste déchiré qui fait sur­gir les visions de son monde et nous con­fronte à des œuvres énig­ma­tiques, secrètes et tor­turées. Les dessins, en par­ti­c­uli­er, sai­sis­sent par la flu­id­ité du trait et l’étrangeté des sil­hou­ettes pourvues, toutes, d’yeux exor­bités, aux pou­voirs extrêmes, et des emblèmes sex­uels con­tin­uelle­ment présents. Une des preuves les plus con­va­in­cantes est le dessin qui place un œil ou cœur d’un sexe de femme : asso­ci­a­tion con­stante chez Brauner !

Brève rencontre, Samy Briss
Brève ren­con­tre, Samy Briss

Sur les toiles sur­gis­sent des com­po­si­tions hétéro­clites d’une force inouïe, vio­lente, frag­ments d’un univers englouti sans phare ni principe d’ordre. Dans un cer­tain sens, Brauner con­firme le fameux mot de Goya : « du som­meil de la rai­son nais­sent des mon­stres ». Têtes isolées, frag­ments dis­lo­qués, le réel sur­git sans principe d’ordre comme dans ce chef d’œuvre inti­t­ulé Débris d’une con­stric­tion d’utilité. De même que chez les sur­réal­istes, la rela­tion entre l’œuvre et le titre de l’œuvre occupe une place déci­sive. Sou­vent avec un zeste fla­grant d’ironie, comme dans un tableau inti­t­ulé l’Orateur ou l’on aperçoit une sil­hou­ette rehaussée sur des jambes d’un man­nequin en bois, avec un haut-par­leur à la main, agi­tant un dra­peau tri­col­ore et un cheval blanc au loin… tan­dis que, de côté, on devine un groupe de mil­i­tants embri­gadés ! L’hétéroclite de la com­po­si­tion se trou­ve sur­mon­té par le titre… qui ren­voie à une fig­ure poli­tique et tourne en déri­sion le dis­cours de l’Orateur.

L'Orateur, Victor Brauner
L’O­ra­teur, Vic­tor Brauner

Brauner cul­tive les asso­ci­a­tions étranges comme dans Fas­ci­na­tion ou dans Con­spir­a­tion. Il joue de l’hybridation du vivant et de l’inanimé, deux règnes dif­férents, du mon­tage des signes, de leur asso­ci­a­tion déroutante. Mais, par rap­port à Dali ou Magritte, ces ensem­bles dis­lo­qués, ces images men­tales ne parvi­en­nent pas à ren­voy­er à une dimen­sion autre, syn­thé­tique et mémorable, à une parabole ! Le tableau reste fer­mé sur lui-même et il n’accède pas à un sens plus large qui débor­de l’introspection « onirique ». Il décou­vre une aven­ture intérieure repliée sur elle – même dont je reste le témoin sans pour autant la faire mienne comme chez Dali ou Magritte !

Une des toiles qui attire l’œil cap­tive par ce que l’on pour­rait appel­er, équiv­a­lent de l’interthéâtralité, l’nterpicturalité. Brauner, à un moment va tra­vailler dans l’atelier du Douanier Rousseau du 2 bis rue Per­rel et peint un tableau qui d’un côté reprend la moitié de la célèbre Domp­teuse de ser­pents du Douanier Rousseau et l’autre côté insère une de ses sculp­tures tortueuses et ten­tac­u­laires des années 40. Ce tableau, inti­t­ulé explicite­ment 2 bis rue Per­rel, révèle l’esprit d’une com­plic­ité pic­turale entre les deux artistes pour des raisons d’abord « domi­cil­i­aires » et égale­ment d’affection du « nou­veau locataire ».  Dans l’exposition une place à art revient, évidem­ment, à cette œuvre d’une incroy­able div­ina­tion biographique : le pein­tre avec l’œil crevé avant même que l’œil de Brauner lui – même soit crevé. L’événement vécu ensuite rehausse la portée de la toile pré­moni­toire !

Brauner affiche, dans ses péri­odes plus tar­dives, une sorte de dis­cours vio­lent, agres­sif, à l’aide d’apparitions qui se détachent avec net­teté sans nulle rela­tion entre elles, inquié­tantes et étranges comme des stat­ues africaines ou, à mon avis, plutôt olmèques : têtes car­rées, yeux géants, frontal­ité. Fig­ures sur­gies de la nuit du cauchemar de cet artiste juif qui s’est con­fron­té aux ter­ri­bles épreuves qui lui furent infligées en Roumanie comme en France. Mais rien n’est direct chez lui… il nous con­fronte à l’écho sus­cité en lui par ses pro­pres affres autant que par l’état du monde ! Et pour­tant, quelle force dans la fig­ure angois­sante d’un Ubu sous-titré « l’homme K » — écho de l’autre K, de Prague, le « le K » de Kaf­ka !

Une dimen­sion naïve tra­verse l’œuvre de Brauner, mais ce naïf n’a rien de ras­sur­ant, de ludique ou d’enjoué comme chez Miro. C’est un naïf « prim­i­tif » un naïf des com­mence­ments noc­turnes. Et cela s’explique peut-être par le fait que Brauner ait été séduit par les « arts pre­miers » et qu’il en ait pos­sédé de nom­breux exem­plaires que l’on peut décou­vrir. Mais le traite­ment qu’il adopte, par ses tach­es uni­formes, ses sil­hou­ettes dilatées, fait penser, dans la dernière péri­ode, plutôt à l’art brut. Et le sou­venir de Dubuf­fet sur­git.

Chez Brauner s’impose l’attrait pour la « planéité », pour la sur­face et, con­stam­ment, il refuse la pro­fondeur, la matière et se con­tente de traiter la toile comme une éten­due en deux dimen­sions ! Ce qui m’a sur­pris c’est de recon­naître dans cette propen­sion pour la bi dimen­sion­nal­ité une con­stante pro­pre à des artistes roumains d’origine juive comme des avant – gardistes tels Maxy ou le grand scéno­graphe Jules Per­ahim. Plus tard, à son tour, Samy Briss l’adopte aus­si ! Serait-ce une option sim­ple­ment plas­tique ?  Ou, plutôt, un rap­port pudique avec l’être dont on écarte la psy­cholo­gie ou, même le refus d’explorer les abymes du réel. Les mon­stres ou les danseurs, les amants ou d’autres appari­tions humaines se réduisent, chez ces artistes, à des con­tours enlacés avec dés­in­vol­ture, avec grâce même.

Une autre dimen­sion qui les relie c’est l’humour con­stant, auto-défense de l’intelligence con­tre les ten­sions du réel. Un humour ten­dre, auto-réflexif, un humour qui s’assume comme refus, par dérobade, du con­flit ! Oh, qu’est-ce qu’on peut l’aimer car c’est un humour dépourvu de cynisme et étranger à la déri­sion !  Humour ten­dre qui atteste le con­sen­te­ment résigné et « dis­tant » face au monde, à la vie ! Et qui, juste­ment, par cette dis­cré­tion révèle la dig­nité des artistes qui l’exercent. Cet humour s’associe par­fois avec une véri­ta­ble explo­sion chro­ma­tique, comme, par exem­ple, dans l’image emblé­ma­tique de La Sur­réal­iste !

La Surréaliste, Victor Brauner
La Surréaliste, Vic­tor Brauner

Par ailleurs chez Samy Bris séduit la même gai­eté chro­ma­tique, l’approche ludique, l’affection d’un artiste qui regarde le monde avec une dis­cré­tion con­stante. Jamais agres­sif, jamais sim­ple­ment for­mal­iste. Il est là, mais en… retrait, tel un pein­tre enjoué. Je retrou­ve dans l’oeuvre de Samy l’humour juif de Brauner comme celui de Shalom Ale­hem ou de Isaac Bashe­vis Singer. Un humour pudique et réservé à l’égard aus­si bien de l’abus des sen­ti­ments que du grotesque. Cette branche de l’art juif se dis­tingue par le rap­port d’enchantement pro­fond et naïf avec le monde. Un art ouvert au jeu et au rêve, mais réti­cent à l’égard de la vio­lence, de l’agression et de la froideur. En même temps art lucide qui cul­tive un rap­port de réserve et de dig­nité mar­qué par sa pudeur ironique. Il y a, comme dit Samy, « de l’âme là- dedans mais non affichée ». 

Ame présente, sans rien de sen­ti­men­tal, âme tenue en réserve, tem­pérée par l’intelligence en éveil de l’artiste qui nous est si proche ! La pein­ture de Samy Briss, de même que l’art de Brauner affiche la réserve à l’égard de la pro­fondeur, de l’épaisseur pic­turale car il exprime l’attrait pour la sur­face et la dis­cré­tion.

Black Jazz, Samy Briss
Black Jazz, Samy Briss

Il y a une face cachée que sa pein­ture nous invite à imag­in­er grâce à ces por­traits de femmes de pro­fil, et qui, un jour, m’ont rap­pelé les fresques égyp­ti­ennes. Le pro­fil c’est l’invitation de se con­fron­ter au dou­ble, au vis­i­ble et à l’invisible. On regarde avec un œil, et on devine le monde avec l’autre… qui nous échappe !

La pein­ture de Brauner sou­vent inquiète et déroute, celle de Samy Briss appelle la ten­dresse et l’intimité. Il faut la regarder de près pour saisir sa rela­tion raf­finée avec le monde. Jamais vio­lente, mar­quée par le sourire qui est, chez lui, la politesse de la tristesse. Comme dans Tchekhov : « sourire à tra­vers les larmes » tan­dis que Brauner fait plutôt penser à « l’angoisse sèche » de Michaux.

À voir au Musée d’Art Mod­erne de Paris, Vic­tor Brauner “Je suis le rêve. je suis l’in­spi­ra­tion.” du 18 sep­tem­bre 2020 au 10 jan­vi­er 2021

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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