« Innocence » et l’innommable

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Opéra
Critique

« Innocence » et l’innommable

Le 14 Déc 2021
Droits réservés Festival d'Aix-en-Provence - Jean-Louis Fernandez
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Créé au Fes­ti­val d’Aix-en-Provence, le nou­v­el opéra de Kai­ja Saari­a­ho, mis en scène par Simon Stone, sonde les ressorts d’une vio­lence qu’on voudrait croire gra­tu­ite. C’est aus­si une grande œuvre sur le deuil et la survie.

Dès les pre­mières mesures, la musique de Kai­ja Saari­a­ho frappe par sa den­sité. La pul­sa­tion sourde des cordes dans les graves est comme un autre rideau noir, où les tim­bres clairs du céles­ta et des harpes se détachent en arpèges, invi­tant à l’introspection. Au lever de rideau, la mag­nifique étrangeté et intim­ité de cette musique vient ren­con­tr­er un espace scénique dont la fonc­tion est toute autre : accrocher et déjouer les regards en quête de trans­parence. Le met­teur en scène Simon Stone a con­stru­it un décor tour­nant, une véri­ta­ble mai­son d’architecte (de théâtre), dont les pièces sont des fenêtres ouvertes sur l’intimité des per­son­nages et ména­gent des points aveu­gles au fur et à mesure de la rota­tion du décor, comme si les nom­breuses facettes de l’intrigue et de la musique s’emboitaient dans une logique implaca­ble sans jamais épuis­er un fond de cru­auté qu’on soupçonne à l’arrière-plan d’une fête de famille, dont le fils (Markus Nykä­nen) se marie avec une jeune femme ren­con­trée en Roumanie (Lilan Fara­hani). Mais la mère (San­drine Piau) et le beau-père (Tuo­mas Pur­sio) délibèrent sur la néces­sité de dire la vérité à leur belle fille, en lui par­lant d’un absent que per­son­ne ne parvient à oubli­er. La mise en scène emprunte beau­coup aux codes du drame famil­ial et du thriller nordique, mais le sus­pense ne dur­era pas. L’absent et sa venue au mariage ne sont pas le véri­ta­ble enjeu de la pièce. Il s’agit plutôt des dif­férentes per­son­nes qui l’ont con­nu dix ans plus tôt, et qui chantent cha­cune dans leur langue mater­nelle une expéri­ence pro­fondé­ment trau­ma­ti­sante.

La sin­gulière poly­phonie de cet opéra en plusieurs langues et aux mul­ti­ples tech­niques vocales sert alors une inten­tion dra­ma­tique pro­fondé­ment réflex­ive. Lorsqu’il a ouvert le feu sur les cama­rades de son école inter­na­tionale, le frère du mar­ié sem­blait com­met­tre un crime gra­tu­it, du moins pour ceux qui ne veu­lent pas affron­ter leur part de respon­s­abil­ité. Rarement une œuvre musi­cale aura autant exploré le besoin d’une société de se dis­culper des mas­sacres qui s’y pro­duisent, sinon peut-être Wozzeck d’Alban Berg, où le sol­dat déséquili­bré est jugé pleine­ment respon­s­able de son meurtre, dès lors qu’il ne s’agit plus de tuer pour son pays. Plus claire dans Inno­cence, la volon­té du meurtre est cepen­dant moins essen­tielle que l’incarnation de l’après-coup et du deuil, portés par une mul­ti­plic­ité de voix.

Droits réservés Festival d'Aix-en-Provence - Jean-Louis Fernandez
Droits réservés Fes­ti­val d’Aix-en-Provence — Jean-Louis Fer­nan­dez

            Dans cette plu­ral­ité de points de vue et de non-dits, cer­tains per­son­nages se détachent par­ti­c­ulière­ment, par une très forte sin­gu­lar­ité dans leur dis­cours comme dans leurs qual­ités vocales et les instru­ments qui les accom­pa­g­nent. La serveuse d’origine tchèque (Mag­dale­na Kože­na) engagée pour ce mariage décou­vre qu’elle se trou­ve dans la famille du crim­inel et exige qu’on assume toute la vérité, au nom de la fille qu’elle a per­due dans le mas­sacre. Cette demande de vérité con­cerne en fait l’ensemble de la com­mu­nauté, car le mur de la respectabil­ité con­tin­ue d’occulter la vio­lence et la douleur des sur­vivants. La serveuse exige qu’on révèle ce que nous ne voulons pas voir, l’arrière-cuisine de nos sociétés, où les couteaux sont tou­jours bien aigu­isés. Sa fille (Vil­ma Jää) hante l’espace-temps du décor comme un ange à la voix cristalline, et chante en emprun­tant aux tech­niques de la musique tra­di­tion­nelle finnoise.

            Très dif­férente de ces deux voix, celle d’une cama­rade de classe française (Julie Hel­ga) est mar­quée par une étrange dis­ten­sion phoné­ma­tique, où le rythme lento et la sur-artic­u­la­tion sont comme l’exfoliation des couch­es enfouies de la mémoire. La dilata­tion des mots laisse place à l’interpolation du sou­venir, comme si la musique de la parole avait le pou­voir de réfrac­ter l’horreur passée. Mais cette voix ne se situe pas sur le plan de la thérapie. Elle dit au con­traire la pleine vérité du sadisme, et son élo­cu­tion con­firme que la soif de cru­auté est sou­vent sol­idaire d’un éro­tisme latent. La jouis­sance dans le mal s’exprime dans une parole pro­fondé­ment dérangeante, dont les motifs se révè­lent eux aus­si trau­ma­tiques.

            Telle est la grande dif­fi­culté et la grande réus­site de cet opéra : faire transparaître un fond de vio­lence qui peut résider en cha­cun. Car les abus et les humil­i­a­tions subis s’intègrent dans un scé­nario de vengeance qu’il faut mal­gré tout pren­dre au sérieux pour com­pren­dre le pas­sage à l’acte sans l’excuser. C’est peut-être le sens de la dis­pari­tion pro­gres­sive des décors durant tout l’opéra, ne lais­sant plus à la fin que des pièces nues pour un dernier état des lieux, et la lumière ironique de l’« issue de sec­ours », comme si la vérité était la seule mais frag­ile voie de sor­tie. La fig­ure du prêtre (Juk­ka Rasi­lainen), déchiré entre la perte de la foi et la volon­té de réc­on­cili­er, va même jusqu’à pos­er la ques­tion du par­don et de la pos­si­bil­ité de l’amour. C’est bien son rôle. C’est aus­si ce que nous enten­dons dans son « per­son­nage musi­cal », et plus large­ment dans la musique de Saari­a­ho, où la vio­lence sourde ménage aus­si des scin­tille­ments tim­braux, quelque chose comme les traces d’un avenir meilleur. Cepen­dant, l’opéra est tout sauf uni­voque, et la grande voix du chœur — hélas invis­i­ble — est là pour le rap­pel­er. Il chante la rumeur de la foule, une com­mu­nauté qui devra affron­ter ses pro­pres mon­stres pour ten­ter d’empêcher de futures explo­sions de vio­lence. L’opéra ne laisse pas opti­miste sur ce point, mais cer­taine­ment con­va­in­cu de l’absolue maîtrise musi­cale et dra­ma­tique de Kai­ja Saari­a­ho.


Inno­cence, opéra en cinq actes com­posé par Kai­ja Saari­a­ho (née en 1952). Créa­tion mon­di­ale. Livret orig­i­nal en finnois de Sofi Oksa­nen, ver­sion mul­ti­lingue du livret traduite et coor­don­née par Alek­si Bar­rière.

Direc­tion musi­cale : Susan­na Mälk­ki.

Orchestre : Lon­don Sym­pho­ny­Orches­tra.

Chœur : Eston­ian Phil­har­mon­ic Cham­ber Choir.

Mise en scène : Simon Stone.

Scéno­gra­phie : Chloe Lam­ford.

Serveuse : Mag­dale­na Kože­na.

Belle-mère : San­drine Piau.

Beau-père : Tuo­mas Pur­sio.

Mar­iée : Lilan Fara­hani.

Le fils : Markus Nykä­nen.

Prêtre : Juk­ka Rasi­lainen.

Enseignante : Lucy Shel­ton.

Étu­di­ante 1 (Markè­ta) : Vil­ma Jää

Étu­di­ante 2 (Lil­ly) : Beate Mordal.

Étu­di­ante 3 : Julie Hel­ga.

Étu­di­ant 4 : Simon Kluth.

Étu­di­ant 5 (Jerón­i­mo) : Cami­lo Del­ga­do Díaz.

Étu­di­ante 6 : Mari­na Dumont.

Cet arti­cle a été rédigé dans le cadre de la par­tic­i­pa­tion de son auteur à l’Atelier Jour­nal­isme Cul­turel de l’Académie du Fes­ti­val d’Aix-en-Provence 2021, après la répéti­tion générale d’Innocence (1er juil­let juin 2021).

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Jean Tain
Jean Tain est agrégé et docteur en philosophie de l'École Normale Supérieure (Paris), ATER à l'Université...Plus d'info
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