Le Rêve d’Isolde

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Opéra
Critique

Le Rêve d’Isolde

Le 17 Déc 2021
Droits réservés Festival d'Aix-en-Provence - Jean-Louis Fernandez
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Aimer jusqu’à la mort a‑t-il encore un sens aujourd’hui ? Au fes­ti­val d’Aix-en-Provence, le met­teur en scène aus­tralien Simon Stone trans­pose « Tris­tan und Isol­de » en 2020, et met le mythe wag­nérien à l’épreuve de notre moder­nité.

L’actualisation rad­i­cale de l’opéra de Wag­n­er par Simon Stone n’est pas orig­i­nale en tant que telle. C’est aujourd’hui un véri­ta­ble exer­ci­ce de style de deman­der ce qui serait encore « actuel » dans un opéra, et de répon­dre en trans­posant l’action… dans le présent. Simon Stone joue pleine­ment cette carte, qui a le dou­ble avan­tage de pro­pos­er une lec­ture cri­tique des œuvres du réper­toire, tout en pro­posant de mieux com­pren­dre notre présent à par­tir d’elles. Mais cela sup­pose de mon­tr­er à quoi tient la sin­gu­lar­ité du présent, et de dire pourquoi cer­tains mythes ne seraient plus les nôtres. En effet, si l’histoire de Tris­tan et Isol­de est une image de l’insatisfaction du désir, de quel point de vue serait-elle aujourd’hui dépassée ? L’immense intérêt de la mise en scène de Simon Stone ne tient donc pas dans son geste d’actualisation, mais à la manière sin­gulière dont il le fait. En voulant con­fron­ter le mythe de l’amour à mort (Liebestod) avec les expéri­ences amoureuses d’aujourd’hui — réelles ou fan­tas­mées — Simon Stone pro­pose une relec­ture de Wag­n­er pro­fondé­ment ambiguë. Il s’agit bien sûr d’une démys­ti­fi­ca­tion, réal­isant scénique­ment la phrase d’Adorno qui voy­ait dans Tris­tan une sub­li­ma­tion du vaude­ville bour­geois. Mais si Tris­tan est vrai­ment un pur fan­tasme, cela implique pour Simon Stone de lim­iter sa cri­tique aux ilots priv­ilégiés de nos sociétés où l’adultère n’engage pas — le plus sou­vent — de risque mor­tel. Cette restric­tion du champ est assumée par le met­teur en scène, qui for­mule son diag­nos­tic dans un dis­posi­tif astu­cieux, où la démys­ti­fi­ca­tion se situe elle-même sur le plan du rêve amoureux : Isol­de ne peut que rêver aujourd’hui son aven­ture avec Tris­tan, car plus rien ne s’y oppose vrai­ment, et la tragédie de l’amour impos­si­ble n’en est plus une, il n’y a que « rela­tion » ou soli­tude. Simon Stone cherche à explor­er cette con­tra­dic­tion, en sug­gérant que si le mythe de Tris­tan n’a plus de sens dans une société comme la nôtre, nous con­tin­uons de le fan­tas­mer d’autant plus et le faisons sur­vivre sous d’autres formes, à com­mencer par celle du ciné­ma.

Droits réservés Festival d'Aix-en-Provence - Jean-Louis Fernandez
Droits réservés Fes­ti­val d’Aix-en-Provence — Jean-Louis Fer­nan­dez

            En effet, l’espace scénique bas et hor­i­zon­tal, encadré par deux ban­des noires, nous ren­voie au for­mat ciné­mas­cope et nous place dans la posi­tion du pub­lic de ciné­ma. La scène est comme un écran, mais aus­si comme une fresque ou une frise, où les anciens voy­aient les rares images de leurs mythes. Le pre­mier acte se situe dans un salon bour­geois, où la rêver­ie est ren­voyée sym­bol­ique­ment au-dehors, où les lumières de la ville se trans­for­ment en paysage marin. Sans sur­prise, le philtre d’amour de Tris­tan et Isol­de s’apparente à un bad trip aphro­disi­aque et se pour­suit par des ren­dez-vous noc­turnes dans les locaux d’une agence d’architecture dont le roi Marke est évidem­ment le man­ag­er en chef. Enfin, Tris­tan, blessé par un coup de couteau, ago­nise sous les néons d’une rame de métro parisien, sans que per­son­ne ne sem­ble le remar­quer, sauf peut-être Isol­de, en tenue de soirée comme si elle sor­tait de l’opéra. Mais elle se réveille — au lieu de mourir — per­due dans ses pen­sées, dans le silence et l’indifférence du métro. Le mythe de Tris­tan rede­vient ce qu’il était peut-être d’abord, lorsque Wag­n­er lisait Calderón en com­posant l’opéra : rien d’autre qu’un songe, le fan­tasme de l’amour absolu­commesymp­tôme d’une vie mod­erne obsédée par la vitesse et la per­for­mance, dans le tra­vail comme dans la sex­u­al­ité.

            Simon Stone brille ici par sa capac­ité à pro­duire un véri­ta­ble rewrit­ing soci­ologique et visuel de cet opéra dans ses moin­dres détails. Mais cette machine dra­ma­tique, qui fonc­tionne par­faite­ment pour elle-même, finit par s’autonomiser pro­gres­sive­ment par rap­port à la musique. La qual­ité de ce tour de force tient prin­ci­pale­ment au puis­sant scep­ti­cisme qu’il soulève sur nos pro­pres attentes et représen­ta­tions. Simon Stone mon­tre l’étreinte des deux amants comme une forme d’enfermement nar­cis­sique dans l’imaginaire. Mais il devient peut-être injuste avec ses pro­pres per­son­nages, car le mythe ain­si réécrit n’est peut-être plus un mythe du tout. Il s’agit tout sim­ple­ment d’une scène de la vie parisi­enne, sans autre hori­zon que la forme de nos écrans repro­duite sur la scène. N’y a‑t-il pas au con­traire quelque chose dans cet opéra qui résiste à la trans­po­si­tion terme à terme dans le présent ? Tris­tan n’est-il vrai­ment qu’un fan­tasme bour­geois qui s’arrêterait à la sor­tie du métro Opéra ?

            D’une cer­taine façon la réponse est sim­ple, mais reste sec­ondaire pour Simon Stone : ce qui fait le mythe de Tris­tan n’est pas l’histoire d’adultère bien con­nue, c’est la musique hors normes de Wag­n­er, qui reste tou­jours à redé­cou­vrir. La direc­tion d’orchestre excep­tion­nelle­ment pro­fonde et aéri­enne de Simon Rat­tle nous prou­ve à chaque note que les mythes sont tou­jours plus que les lec­tures que l’on en fait, aus­si astu­cieuses et actuelles qu’elles soient. Le Lon­don Sym­pho­ny Orches­tra a joué Tris­tan dans son inté­gral­ité pour la toute pre­mière fois, et c’est un véri­ta­ble événe­ment artis­tique, qui démon­tre à sa manière que le dis­cours pro­pre de la musique de Wag­n­er — y com­pris son pou­voir de fas­ci­na­tion et d’illusion dénon­cé par Niet­zsche et Adorno — cet art onirique été plutôt mimé que réelle­ment désen­chan­té par Simon Stone.


Tris­tan und Isol­de, action en trois actes
(1865), musique et livret de Richard Wag­n­er.

Direc­tion musi­cale : Sir Simon Rat­tle.

Orchestre : Lon­don Sym­pho­ny Orches­tra.

Mise en scène : Simon Stone

Scéno­gra­phie : Ralph Myers

Tris­tan : Stu­art Skel­ton

Isol­de : Nina Stemme

Brangäne : Jamie Bar­ton

Kur­we­nal : Josef Wag­n­er

König Marke : Franz-Josef Selig

Melot : Dominic Sedg­wick

Berg­er, voix de jeune marin : Linard Vrielink

Tim­o­n­nier : Ivan Thiri­on.

Cet arti­cle a été rédigé dans le cadre de la par­tic­i­pa­tion de son auteur à l’Atelier Jour­nal­isme
Cul­turel de l’Académie du Fes­ti­val d’Aix-en-Provence 2021, après la répéti­tion générale de Tris­tan und Isol­de (29 juin 2021).

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Écrit par Jean Tain
Jean Tain est agrégé et doc­teur en philoso­phie de l’É­cole Nor­male Supérieure (Paris), ATER à l’U­ni­ver­sité de Lor­raine (Nan­cy)...Plus d'info
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