Fin de partie de György Kurtág – « c’en sera fait du son »

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Fin de partie de György Kurtág – « c’en sera fait du son »

Le 16 Mai 2022
Nell (Hilary Summers) et Nagg (Leonardo Cortellazzi) dans les poubelles, Hamm (Frode Olsen) dans le fauteuil, © Sébastien Mathé, Opéra de Paris.
Nell (Hilary Summers) et Nagg (Leonardo Cortellazzi) dans les poubelles, Hamm (Frode Olsen) dans le fauteuil, © Sébastien Mathé, Opéra de Paris.

Créé à Milan en 2018, l’opéra de Györ­gy Kurtág d’après Fin de par­tie de Samuel Beck­ett se tient au plus près du texte et nous le révèle comme une par­ti­tion pre­mière. Pour la pre­mière fois cette année à l’Opéra de Paris, jusqu’au 19 mai 2022.

Les sec­on­des s’ajoutent aux sec­on­des. À l’infini divis­i­bles, les instants font que le temps passe, que les choses com­men­cent et finis­sent. Une image récur­rente hante la pièce de Beck­ett comme l’opéra de Kurtág. Rien, ou presque : des gouttes d’eau, des grains de sable ou de blé s’ajoutent les uns aux autres, des « instants nuls, mais qui font le compte » comme dit Hamm. Au plus près du texte de Beck­ett, Kurtág a pris lui aus­si au sérieux la fable de Zénon, où tout com­mence et finit à chaque instant, para­doxe d’un mou­ve­ment immo­bile. Le com­pos­i­teur a su con­stru­ire une excep­tion­nelle den­sité sonore à par­tir des bribes des per­son­nages de Beck­ett, dont il ne retire pas un souf­fle. Entre parole et silence, le souf­fle s’entend sou­vent à l’orchestre, comme dans les pre­miers moments de la pièce, lorsque les vents jouent à vide, ou bien dans des har­monies très ténues. Jouer à vide, mar­quer un temps, com­mencer et finir, autant de nota­tions beck­et­ti­ennes que Györ­gy Kurtág a su traduire dans son lan­gage musi­cal et ses tim­bres sub­tils.

Clov (Leigh Mel­rose) debout, Hamm ((Frode Olsen) dans le fauteil : © Sébastien Mathé, Opéra de Paris.

Beck­ett s’était explicite­ment opposé à des adap­ta­tions musi­cales de son œuvre, jugeant que la trans­po­si­tion du texte en rythmes, couleurs ou into­na­tions musi­cales ne lais­serait rien sub­sis­ter de son lan­gage pro­pre, en lutte con­tre le silence tout en con­tin­u­ant d’y ren­voy­er. On est donc frap­pé par la fidél­ité para­doxale avec laque­lle le com­pos­i­teur a pu tir­er les con­séquences de l’interdit de Beck­ett. Kurtág a su recréer une pro­fonde économie du silence, qui détoure les mots de la pièce. La pul­sa­tion con­cer­tante entre musique et parole est large­ment espacée, par­fois même inquié­tante, comme la « petite veine » pal­pi­tante de Hamm, qui lui rap­pelle pour­tant qu’il est en vie. Forte­ment dis­con­tin­ue, la musique de cet opéra ne se déploie pas en grandes lignes mélodiques, ni même en couleurs atmo­sphériques. Les inter­ven­tions musi­cales sont con­cen­trées en frag­ments brefs qui recoupent le phrasé des chanteurs, dans une rela­tion organique mais qui évite la sim­ple super­po­si­tion. Le chant ne s’élève jamais dans de grands « airs », bien que le phrasé et les voix soient excep­tion­nelle­ment limpi­des et mag­nifique­ment portés par les inter­prètes, au plus près de la phoné­tique du texte, comme s’il fal­lait une parole d’autant plus tran­chante pour des per­son­nages qui avouent par­fois qu’ils n’ont rien à dire. L’ironie mor­dante de Beck­ett s’en trou­ve ren­for­cée, par exem­ple lorsque les vio­lons accom­pa­g­nent avec lyrisme le roman­tisme de pacotille de cer­tains per­son­nages (Hamm rêvant de forêts et d’amour, sa mère Nell se sou­venant du lac de Côme). Pro­duit de plus de huit années de com­po­si­tion, et d’œuvres vocales antérieures comme « What is the Word » d’après Beck­ett (Kurtág, 1990 – 1991), cet opéra relève pleine­ment un défi majeur : faire recon­sid­ér­er une grande œuvre théâ­trale grâce à la tex­ture de la musique et du chant. Chaque phrase, chaque mot et peut-être chaque phonème sont comme épinglés dans une orches­tra­tion splen­dide où l’on entend les pointes de rage impuis­sante des per­son­nages, mais aus­si le mur­mure de leurs corps et affects mutilés. La pitié, la douceur, la tristesse, et même l’amour ne sont pas absents de cette musique, comme le négatif des rap­ports bru­taux entre les per­son­nages. Par quelques bribes de tan­go, d’accordéon ou des ombres de jazz, Kurtág tend à faire ressor­tir le fond affec­tif et élé­giaque de la pièce, y com­pris lorsqu’il est ridi­culisé ou mori­bond.

L’opéra et sa mise en scène per­me­t­tent d’approfondir sur ce point de vastes ques­tions, qui res­teront peut-être sans réponse. En effet, la styl­i­sa­tion extrême de l’écriture et des pan­tomimes de Beck­ett sont-elles pour autant exclu­sives d’une forme rad­i­cale de réal­isme ? Le fau­teuil roulant de Hamm, l’infirmité clau­di­cante de Clov ou les vieux par­ents de Hamm relégués dans des poubelles sont-ils si exo­tiques dans nos sociétés que nous devions con­tin­uer à voir dans cette pièce une fic­tion méta­physique plutôt que l’image immé­di­ate­ment par­lante de formes de vie humaines mis­es au rebut ? Les deux lec­tures ne sont pas exclu­sives et l’opéra parvient à en faire la syn­thèse, même si Kurtág sem­ble ten­té en dernier lieu par une forme de rédemp­tion musi­cale de cette « fin de par­tie ». Mais sa musique invite aus­si à une lit­téral­ité vio­lente, par son respect scrupuleux du texte et de sa charge d’affects, qu’ils soient par­o­diques ou non. La direc­tion d’acteurs fine et pré­cise a su pren­dre en compte cette dimen­sion. Mais dans ce cas, le choix d’un espace scénique abstrait où une mai­son-cube se découpe et piv­ote à chaque scène sans jamais révéler pleine­ment son intéri­or­ité reste peut-être trop allé­gorique pour un texte qui l’est déjà forte­ment. Il s’agit sûre­ment d’une ten­dance pro­pre à l’opéra, dont l’invraisemblance con­sti­tu­tive invite sou­vent au sym­bol­isme. Mais une musique aus­si pro­fonde que celle de Kurtág, à la fois ten­dre et acérée, autori­sait peut-être d’autres pris­es de risque. Loin d’être sim­ple­ment une nou­velle ver­sion scénique de Fin de par­tie, l’opéra de Kurtág est une œuvre majeure qui con­fère au texte de Beck­ett un nou­v­el espace, un véri­ta­ble hori­zon musi­cal qu’il faut encore explor­er dans ce qu’il peut sig­ni­fi­er de plus con­cret.


Crédits

Fin de partie, opéra en un acte composé par György Kurtág (né en 1926), créé à Milan en 2018 et cette année pour la première fois à l’Opéra national de Paris. D’après Samuel Beckett, Fin de partie – Scènes et monologues (1957).
Représentations : vendredi 13 mai, samedi 14 mai, mercredi 18 mai et jeudi 19 mai à l’Opéra Garnier.
Direction musicale : Markus Stenz
Orchestre de l’Opéra national de Paris
Mise en scène : Pierre Audi
Hamm : Frode Olsen
Clov : Leigh Melrose
Nell : Hilary Summers
Nagg : Leonardo Cortellazzi

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Jean Tain
Jean Tain est agrégé et docteur en philosophie de l'École Normale Supérieure (Paris), ATER à l'Université...Plus d'info
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