Écrire ? et autres notes

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Écrire ? et autres notes

Le 15 Jan 2016
Jean-Marie Piemme (© Alice Piemme)
Jean-Marie Piemme (© Alice Piemme)
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- ÉCRIRE ? Oui, écrire. Restituer le roulis qu’on a dans la tête. À l’origine, il y a quelque chose qui roule dans la tête, pas très iden­ti­fi­able, et on essaie d’entrer dans le roulis pour voir ce que c’est. Et on décou­vre un château han­té. On ouvre des portes qui don­nent sur d’autres portes, on dérive lente­ment, on est soi loin de soi. Ce n’est pas une descente dans les pro­fondeurs, une aven­ture intérieure, l’autre nom de la vieille intro­spec­tion. Quand on entre dans le roulis, para­doxale­ment, on retrou­ve l’extérieur. Sopho­cle est là et aus­si Shake­speare, et papa et maman, et le grand tam­tam du monde. Il faut alors décor­ti­quer, recom­pos­er, coller, dis­join­dre, bâtir, détru­ire : écrire. Je crois à des élans de pos­i­tiv­ité sur fond de ter­reur, je refuse de dis­soci­er les deux plans, la dis­so­ci­a­tion est un men­songe.

- LA VÉRITE D’UNE PAROLE n’est pas seule­ment dans ce qu’elle dit, elle est égale­ment dans la façon dont elle le dit. La forme est une con­vic­tion.

- PARFOIS, LE RÉALISME, LE SOUCI DE VÉRITÉ NE SONT QUE DES LEURRES qui masquent la banal­ité de l’écriture et l’indigence de la com­po­si­tion, esti­mant sans doute que la bonne volon­té mise à ren­con­tr­er des « sujets de société » et à faire osten­si­ble­ment clig­not­er leur engage­ment du côté des bonnes caus­es tien­dra lieu de geste artis­tique. Le plus navrant dans ce cas est l’absence de langue tout sim­ple­ment, une absence d’art qui per­met à l’auteur de pass­er pour une con­science, de ne pas avoir l’air de pren­dre le théâtre à la légère, d’être un artiste respon­s­able, alors qu’en paresseux il compte sur le poids émo­tion­nel des thèmes pour faire le tra­vail à sa place. Rap­pel brechtien : « Et il faut qu’il y ait de l’art pour que devi­enne humaine­ment exem­plaire ce qui est poli­tique­ment juste. » Écrits, Pléi­ade, p.415.

- LA DÉMOCRATIE SE SCIE LES PIEDS chaque fois qu’en masse elle écrase des dons que cha­cun ne pos­sédera jamais de façon égale. Son rêve d’égalité sans vis­age aboutit au médiocre, et celui qui incar­ne le mieux cette médi­ocrité-là, celui-là en garan­tit, fût-ce autori­taire­ment, l’usage pour tous. La tyran­nie de tous par tous fond l’infini des désirs en un seul : que rien ne dépasse. Elle est un mas­sacre de la vie.

- QUELQUES CARACTÉRISTIQUES DU PHÉNOMÈNE THÉÂTRAL qui en font un art à con­tre-courant. Le théâtre est un art de la lenteur (dans un monde qui va vite). Le théâtre est un art de la trace par le biais du texte (dans un temps qui oublie). Le théâtre est un art local (à l’heure de la mon­di­al­i­sa­tion). Le théâtre comme spec­ta­cle vivant est éphémère (dans un monde qui vénère le stock­age d’informations).

- QUELQUES IDÉES FORTES PRISES DANS LE JOURNAL DE LEIRIS, proches de ce que je ressens par­fois : le décourage­ment devant l’idée que « tout cela » aboutit à la mort ; le sen­ti­ment d’une absence d’enjeu qui engen­dre ennui, pas­siv­ité, résig­na­tion ; le refus de la cul­ture comme bavardage, même savant.

- CONCEVOIR L’ÉCRITURE COMME UNE RIPOSTE À UN MONDE QUI VOUS TOMBE DESSUS et qu’on ne maîtrise pas. C’est ma façon de ren­con­tr­er la réal­ité sur mon ter­rain.

- CARL STERNHEIM (I878-I942), MORT À BRUXELLES où il s’est exilé depuis 1930. Théâtre scan­daleux qui met en lumière par le comique les vices fon­da­men­taux du monde de son temps, de la moral­ité bour­geoise. La Culotte, 1911. L’héroïne a per­du sa culotte lors d’une céré­monie. Son mari l’engueule. Elle a été remar­quée par un poète niet­zschéen et par un garçon coif­feur fou de Wag­n­er. Les deux vien­nent louer des cham­bres chez le mari. Au moment où le poète niet­zschéen va con­quérir la fille, il veut, avant, com­pos­er une œuvre mémorable et s’en va. Le mari a une affaire avec la voi­sine, il fixe un jour par semaine où ils se ver­ront. Pen­dant ce temps Louise va à l’église et pré­pare la chou­croute au porc. Gide par­le de Stern­heim dans son Jour­nal (Pléi­ade t.2, p. 260). Il l’enrôle dans une caté­gorie d’auteurs où fig­urent aus­si Bern­stein et Tris­tan Bernard, qu’il définit comme « lit­téra­ture juive ». « Tous ont ceci en com­mun, dit-il, que dans leur œuvre, toute idée de noblesse est exclue. C’est de la lit­téra­ture avilis­sante. Cha­cun d’eux ne peint l’homme que tel qu’il devient lorsqu’il s’abandonne ; ne peint que des créa­tures aban­don­nées, des déchéances. » Entre la con­cep­tion nazie de l’art dégénéré et la « lit­téra­ture avilis­sante » de Gide, où est la dif­férence ?

- HEINER MÜLLER EST UN AUTEUR EXEMPLAIRE. Ses textes for­ment une matière théâ­trale féconde. Ils atten­dent le plateau. Ils récla­ment pour s’élucider la pra­tique de l’expérimentation. D’une cer­taine façon, on ne met pas Müller en scène comme on met­trait en scène Pin­ter ou Botho Strauss par exem­ple. On le met plutôt au tra­vail, on se met au tra­vail avec lui. Müller a‑t-il un sens ? A‑t-il du sens ? Com­ment ce sens, cet inces­sant engen­drement sig­ni­fi­catif fait-il théâtre ? Quels types de théâ­tral­ité peut-on envis­ager à par­tir d’une pareille écri­t­ure ? La ques­tion est à la fois théorique et pra­tique. Ques­tion théorique, parce que Müller s’inscrit dans la tra­di­tion théâ­trale. Son tra­vail d’écriture est un per­pétuel dia­logue avec l’histoire du théâtre, une refaçon per­ma­nente de ce qui vient avant lui. Il revis­ite les Grecs, Shake­speare, Brecht, le trag­ique, les formes du théâtre poli­tique, etc. Il remet en cause une cer­taine final­ité du théâtre, esti­mant cet art plus proche du désor­dre et de la provo­ca­tion que de l’ordre ou de la péd­a­gogie. Ques­tion pra­tique, parce que le guide du théâtre mül­lérien est le corps. La recherche du proces­sus sig­ni­fi­catif chez Müller gagne à s’appuyer sur le corps. Il est des moments dans « Ham­let-Machine » par exem­ple où pour savoir « ce que cela veut dire », la lec­ture de texte, le savoir his­torique ou la pra­tique du lan­gage ne suff­isent plus. Il faut lit­térale­ment met­tre le texte en corps pour savoir où il peut aller. Sans doute est-ce vrai de tous les grands textes de théâtre, mais cette caté­gorie du sens à décou­vrir par le « faire », Müller l’a rad­i­cal­isée, délibéré­ment pro­duite.

L'archive que nous publions cette semaine est consacrée à Hamlet-Machine de Heiner Müller.
Retrouvez l'extrait 1 d'"Accents toniques" : Le théâtre de consommation culturelle
 piemme
Alternatives théâtrales a consacré son numéro 75 à l'oeuvre de Jean-Marie Piemme, ainsi qu'un hors-série : "Voyages dans ma cuisine. Conversations avec Antoine Laubin".
Le site officiel de Jean-Marie Piemme
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Théâtre
Heiner Müller
HS21 - Accents toniques
6
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Jean-Marie Piemme
Auteur, dramaturge. www.jeanmariepiemme.bePlus d'info
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