Bob Wilson
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Bob Wilson

Le 29 Juil 1979
Death, destruction, and Detroit (Berlin 1979). Photos Ruth Walz
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Death, destruction, and Detroit (Berlin 1979). Photos Ruth Walz
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Aspect du théâtre contemporain en Europe-Couverture du Numéro 1 d'Alternatives ThéâtralesAspect du théâtre contemporain en Europe-Couverture du Numéro 1 d'Alternatives Théâtrales
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L’hiv­er dernier, Peter Stein a invité Bob Wil­son dans son théâtre, la Schaubühne de Berlin. Le spec­ta­cle Death, destruc­tion and Detroit est sor­ti le 12 févri­er, avec pra­tique­ment deux mois de retard, après des con­flits de per­son­nes et d’or­gan­i­sa­tion, un gros dépasse­ment de bud­get. Quar­ante acteurs en scène, vingt décors à trans­for­ma­tion : une syn­thèse de l’art wilsonien, réal­isée avec des moyens prodigieux, qui devait être présen­tée à Ham­bourg pour le Théâtre des Nations, à Paris pour le fes­ti­val d’Au­tomne, mais c’est trop coû­teux. A Berlin même « Le Wil­son » ne par­ticipe pas aux Ren­con­tres, n’est plus au réper­toire de la Schaubühne. On dit qu’il sera recréé à New York. Il fau­dra tra­vers­er l’océan, Bob Wil­son est une super­star inter­na­tionale. 

La machiner­ie du silence 

L’his­toire com­mence en 1971 au fes­ti­val de Nan­cy. Cela s’ap­pelle le Regard du sourd et provoque un choc dont les vibra­tions atteignent jusqu’à ceux qui n’y assis­tent pas. Les autres, les spec­ta­teurs présents dis­ent avec Aragon : « Je n’ai jamais rien vu de plus beau en ce monde ». Ce n’est pas une fig­ure de style, ni une fior­i­t­ure mondaine. Quelque chose de défini­tif est arrivé, qui change la manière de faire du théâtre, de le regarder, de le ressen­tir. 

La machiner­ie toute sim­ple de la scène — poulies, cin­tres, rails, toiles, pen­drillons.. — met en marche un monde de silence som­nam­bulique, peu­plé de sou­venirs par­cel­laires que rassem­ble la mémoire désor­gan­isée d’un archi­tecte de l’im­pos­si­ble. Les spec­ta­cles de Wil­son ne se racon­tent pas, ils se décrivent et délivrent des délires sub­jec­tifs. On se rac­croche à ce qu’on sait pour aller ailleurs, on cite Lewis Car­roll et Edgar Poe illus­trés par Tan­guy, Max Ernst, Sal­vador Dali, on en appelle aux sur­réal­istes, Aragon écrit aux mânes de Bre­ton, et pourquoi pas puisque sur scène, la vie s’effrange dans la mort. On pense à Jerôme Bosch, aux lubies du Fac­teur Cheval, aux visions du Douanier Rousseau. Les pein­tres par­lent de pein­ture, les musi­ciens des soupirs du silence et tout le monde par­le de soi. La cul­ture se fond à la sub­cul­ture, les tableaux de maîtres sont tra­ver­sés par les ani­maux en faux de Walt Dis­ney, par les ani­maux en vrai d’une ferme hol­ly­woo­d­i­enne sur fond de pyra­mide et de forêts peintes sur toile. Des fan­tômes en den­telle blanche et can­otiers évo­quent la réserve d’un grand mag­a­sin 1900, mytholo­gie d’un Améri­cain illu­miné par l’u­nivers recom­posé d’Andy Warhol. Le silence et quelques gouttes de piano venues d’on ne sait quel passé hyp­no­tisent le temps. La rampe, quelques pro­jecteurs, un peu de fumée fab­riquent une clarté cré­pus­cu­laire insta­ble aux vari­a­tions infinitési­males. La lenteur des gestes étire la durée jusqu’à l’épuise­ment du plaisir. Une femme noire en austère robe noire, au pur vis­age d’éphèbe impas­si­ble lève un poignard qui, un siè­cle plus tard, pénètre la chair de deux enfants. Des sil­hou­ettes se dépla­cent sans paraître bouger. Un homme court à vitesse régulière. Les mêmes mou­ve­ments, les mêmes par­cours sont tant de fois répétés au même rythme qu’on a l’im­pres­sion de voir un même moment indéfin­i­ment repris en boucle et à chaque fois légère­ment décalé. 

Le spec­ta­cle dure sept heures et demi. Il est joué à Paris en qua­tre heures env­i­ron. Par­fois un peu plus, par­fois un peu moins. Peu importe, la compt­abil­ité des min­utes n’a plus de sens. Bob Wil­son est le maître du temps. 

Le temps d’avant 

En 1971, il a 27 ans. Jusqu’à 17 ans, il est muet. Il peint et fonde une troupe de théâtre pour enfants. Il com­mence des études d’ar­chi­tec­ture et ren­con­tre une danseuse qui réé­duque des hand­i­capés en leur enseignant à recon­naître leurs corps avec des mou­ve­ments de leur petite enfance. Elle prou­ve à Bob Wil­son que son infir­mité a une orig­ine psy­chique. Trois mois plus tard, il par­le. Il dit : « Notre corps est notre grande ressource. Nous devons l’exercer à recueil­lir les infor­ma­tions les plus divers­es ». Et à les exprimer. Son théâtre nie le dis­cours con­stru­it, com­mu­nique par la con­cen­tra­tion, par des gestes qui ne sont pas le vocab­u­laire codé des Ori­en­taux. Du jamais vu. Bob Wil­son ouvre à Soho, le ghet­to chic des artistes, un ate­lier. Ce n’est pas par sno­bisme, tout sim­ple­ment la munic­i­pal­ité loue pour rien les lofts desaf­fec­tés. Des gens de tout âge, de toute couleur, de toute forme s’y réu­nis­sent. Dans cette ville qui intè­gre à son quo­ti­di­en la vio­lence et la peur, la porte sans ser­rure reste ouverte. Par­mi ces groupes désori­en­tés, Bob Wil­son trou­ve ses comé­di­ens, il n’aime pas les pro­fes­sion­nels, il a besoin de gens capa­bles d’adhérer sans dis­tance à son univers. Un jour, il voit dans la rue, un polici­er frap­per un enfant noir, coupable d’avoir brisé à coups de pier­res les fenêtres d’une église. Le jeune délin­quant est un sourd-muet que Wil­son, après neuf mois, parvient à faire sor­tir de prison. Il le prend en charge, apprend qu’il a per­du la parole pour avoir vu une femme noire poignarder deux enfants. Autour de ce garçon et de son his­toire, autour de son his­toire avec ce garçon, il réalise le Regard du sourd, présen­té, avant Nan­cy pen­dant trois jours à la Brook­lyn Acad­e­my of music, et qui tourne autour de trois heures. Toute l’intelligenzia est venue : « Hors des écoles, des modes, de la lit­téra­ture, le spec­ta­cle ne ressem­ble à aucun autre, sauf peut-être aux deux qui l’ont précédé, The king of Spain en 1969, Life and times of Sig­mund Freud en 1970 ». Mais ceux-là qui les a vus ? Pour nous, c’est le Regard du sourd et dans la lancée Pro­logue à l’E­space Cardin qui ont mis à la portée des yeux les paysages de l’in­con­scient. 

La mécanique de la gloire 

L’intelligenzia inter­na­tionale prend la relève et s’approprie l’homme venu d’ailleurs, dont les songes se pour­suiv­ent là-bas, dans son loft bien pro­pre, sans attein­dre le « grand pub­lic ». La mar­gin­al­ité, là-bas, n’est pas un vain mot. La danseuse Lucin­da Childs le dit : « Quand on s’éloigne des normes, on n’est pas accep­tés dans les cir­cuits com­mer­ci­aux. On est refoulés dans les galeries, les musées, les chapelles désaf­fec­tées. On tra­vaille pour soi, entre soi ». Les mar­gin­aux sont donc totale­ment dépen­dants des fon­da­tions et de leurs bours­es, d’où l’in­térêt des voy­ages en Europe, des ent­hou­si­asmes de la jet-avant-garde. Les directeurs de fes­ti­val, tou­jours en quête de renou­veau pres­tigieux ouvrent leurs oreilles et leurs escar­celles. Ils pro­gram­ment non pas tel ou tel spec­ta­cle, mais Bob Wil­son. Ain­si nait une super­star. 

1972 est son année. En juin on le trou­ve à Roy­au­mont, dirigeant un stage pour quelques uns de ces comé­di­ens tou­jours à la recherche de leur moi et de leur gourou. En prime, une dizaine d’in­vités ont droit à un spec­ta­cle. Avec trois bou­gies par terre et un vieux disque, Bob Wil­son noie le ridicule de la sit­u­a­tion sous un voile de beauté. 

Chi­raz l’in­vite. Cette fois son théâtre sera une mon­tagne déser­tique, grège et rav­inée, qui domine les tombeaux des sept Soufis. Pen­dant sept jours et sept nuits, les spec­ta­teurs épuisés suiv­ent une « sym­phonie théâ­trale qui va de la terre jusqu’au ciel, qui embrasse poé­tique­ment le monde, qui est tis­sé par la vie quo­ti­di­enne de soix­ante dix neuf per­son­nes de toute nation­al­ité. Entre­prise démesurée qui fait de l’ex­pres­sion théâ­trale la sub­stance même de la vie… Théâtre, danse, musique, pein­ture, le genre est indéfiniss­able sinon par la poésie. Art de com­mu­ni­ca­tion qui refuse caté­gorique­ment les moyens « nor­maux » de la con­nais­sance dis­cur­sive. À quoi servi­rait d’élucider cha­cun des gestes, cha­cune des his­toires, fût-ce avec la psy­ch­analyse, qui réduirait cet art à son sub­strat ? Il suf­fit que cha­cun se nour­risse de ces sym­bol­es, de ces arché­types, de cette vie mys­térieuse où l’on réap­prend la lenteur, la médi­ta­tion, la « voy­ance » de l’essentiel à tra­vers le tran­si­toire ». 

Bob Wil­son volatilise la notion de spec­ta­cle. Son théâtre, c’est la mon­tagne et le ciel qui flam­boient et se cal­ci­nent dans la ronde de la terre-autour du soleil. Bob Wil­son se met au rythme du monde minéral, se sert d’une nature chargée de légen­des mil­lé­naires comme des poulies, des cin­tres, des toiles, des pro­jecteurs. Toute cette vieille machiner­ie chargée d’his­toire qu’il retrou­ve à l’Opéra Comique pour le fes­ti­val d’Au­tomne en une journée entière et unique, vingt qua­tre heures sans inter­rup­tion, devant le pub­lic le plus fre­laté qui soit, et aus­si le gratin des met­teurs en scène — dont Peter Stein, ébloui — accou­ru pour con­naître et affirmer sa con­nais­sance de l’univers wilsonien, tou­jours celui du Regard du sourd. Pourquoi le chang­er puisqu’il est le sien, et qu’il est authen­tique. Le spec­ta­cle a un titre : Ouver­ture. A New York, cela dure trois jours et se passe chez lui, avec sa grand mère. A Paris, pour apais­er la mau­vaise con­science des priv­ilégiés sélec­tion­nés pour les vingt qua­tre heures, on demande à Bob Wil­son de faire quelque chose au musée Gal­liera. Il y met du sable, des feuilles mortes, des lions empail­lés. Tous les mar­gin­aux de la cap­i­tale s’y retrou­vent dans l’at­tente de prob­lé­ma­tiques « events ». On se chu­chote des horaires à l’or­eille. Ecume de la gloire. 

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Écrit par Colette Godard
Jour­nal­iste cul­turelle à France Inter et France Cul­ture, Colette Godard a assuré la cri­tique théâ­trale pour le jounal...Plus d'info
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