Quand on assiste à une représentation de « Kafka — Théâtre complet »1 on se trouve en présence d’un spectacle dont on se demande ce qu’il veut dire. En tant que spectateur on a le sentiment d’être pris à contrepied. On n’a pas affaire à une adaptation théâtrale de telle ou telle de ses œuvres. Où se trouve donc Kafka ? Et où son théâtre complet ? L’œuvre de Kafka donne quant à elle l’impression de ne pouvoir jamais être complète, toujours inachevée, au plus haut point paradoxale.
Peut-être en va-t-il ainsi de cette représentation, lorsqu’elle est terminée c’est comme si elle n’avait pas eu lieu, et pourtant il s’est passé quelque chose. Le spectateur, voyeur impénitent, a entrevu sa propre capacité à être Joseph K., il était dans le bain et lui-même l’eau du bain, il s’est vu voyeur et il a eu la sensation d’être à découvert. De toute évidence, le texte dramatique fait défaut à cette représentation.il y a du texte mais il n’est pas de théâtre. Fragments de textes de Kafka, esquisses de figuration à partir de la métaphore énigmatique de l’hôtel, le spectacle d’‘Engel, Pautrat et Rieti, oscille entre des moments spectaculaires, franchement spectaculaires, la légende du spectacle, et quelque chose d’opaque et de réfractaire qui ne saurait être dit ou figuré ; il a pour objet l’incapacité du théâtre à traduire l’univers de Kafka.
Contrairement à la démarche naguère mise en œuvre par Grüber dans Faust-Salpétrière (spectacle auquel Pautrat et Engel avaient collaboré) il ne s’agit pas ici de confronter un lieu non-théâtral, remarquable par son architecture ou pour toute autre raison, et un texte de théâtre. Le lieu est un hôtel, un bâtiment municipal maquillé en hôtel — le maquillage étant tout à la fois minimum (enseigne au néon, rideau rouge, tapis rouge pour traverser la cour, hall d’entrée, lounge, couloirs, escaliers, chambres de célibataires…) et cependant suffisamment élaboré pour produire un effet d’illusion générateur de trouble. Où sommes-nous ? Le rideau rouge, à l’entrée, apparente cet hôtel à un théâtre.
Les personnages, sans doute faut-il prendre ce terme dans son sens non-théâtral, de curieux personnages, nous racontent des histoires, disent du texte que nous reconnaissons avoir été écrit par Kafka. Et ce texte, alors qu’ils semblent avoir quelque chose d’important à nous dire (et nous nous attendons à ce que ce quelque chose d’important soit comme une vérité déposée dans le texte), ils le bégayent, ne parviennent pas à l’articuler vraiment, à nous l’adresser de telle manière que nous puissions en accuser réception, pourtant ils s’adressent à nous avec plus d’indiscrétion qu’il n’est d’usage au théâtre, et aussi avec une indiscrétion plus manifestement sournoise que celle dont font preuve généralement les gens de maison dans un hôtel. La communication entre eux et nous est décevante, parasitée, brouillée par un malaise insistant.




