L’anneau de fer rouillé est encastré dans le mur, la longe du cheval est de trois à cinq mètres, et je suis, moi, attaché au bout de la longe. Pour de simples raisons de sécurité, je ne suis vraiment pas un enfant martyr mais plutôt un enfant roi. J’ai devant moi la cour de ferme, avec son étable, son tas de fumier, son hangar, son écurie, l’abreuvoir, le grenier, la grange, l’étable, la porcherie, et plus loin la route. C’est la toute fin des années quarante. Je dois avoir entre deux et cinq ans, c’est la fin de matinée ou le début de l’après-midi, cela se produit et reproduit dès que le temps le permet. J’ai dû, là, je suppose, décider que cette cour de ferme était mon Eden-cinéma. Je dispose d’un studio, la longe me sert de rail pour mes travellings semi-circulaires, j’use et j’exerce mon regard caméra. Aujourd’hui encore il me suffit de fermer les yeux pour cadrer et organiser à ma convenance, entrées, profondeurs, et sorties de champs des machines, animaux, et commis de ferme.
Dans ce même Eden à l’écart du monde où je reste mes presque sept premières années, le facteur livre chaque semaine Le Miroir des sports pour mon géniteur et chaque mois Mon Film pour ma génitrice, qui cultive alors un amour immodéré pour l’acteur Jean Marais. Ce mensuel est conçu comme un roman-photo, on y trouve tous les dialogues du film choisi à la une dans des bulles qui sortent de la bouche des acteurs. Longtemps après je collectionne L’Avant-scène Cinéma dont Mon Film était la préfiguration.
Un peu plus tard, c’est après le naufrage de la ferme, je dois avoir huit ou neuf ans, nous sommes réfugiés dans le bourg d’un village voisin, père et mère se sont recyclés aux PTT, les facteurs sont invités à voir, gratuitement mais sous réserves de venir en tenue, Jour de fête de Jacques Tati. C’est aujourd’hui, indiscutablement, le film que j’ai vu le plus grand nombre de fois, y compris dans sa version « colorisée ».
Pour devenir titulaire tout facteur, auxiliaire de la fonction publique, se doit d’avoir le certificat d’études et de passer par Paris. Je vois ainsi mon père courir un soixante mètres et grimper à la corde avec des gamins à peine plus âgés que moi, puis nous débarquons à Nanterre, plus précisément au premier étage d’un pavillon en pierres meulières dans lequel on s’entasse. Le jeudi, jour de congé scolaire, ma mère qui usine dans la capitale me confie l’argent nécessaire au repas du midi. Ma sœur et moi passons un pacte secret : nous sauterons le repas et avec l’argent nous irons au cinéma La boule, cinéma de quartier spécialisé dans les films de série B. Le pacte me permet de voir la série des Lemmy Caution et de découvrir un grand acteur, Eddie Constantine, dont le phrasé et l’interprétation exempte de toute psychologie, aujourd’hui encore, me paraissent d’une grande modernité.
Le tout début des années soixante et les premiers ensembles HLM nous livrent à Saint-Denis un appartement avec salle de bains et trois chambres, C’est Byzance s’exclame mon père. La mère, elle, a vite repéré un théâtre municipal, Gérard Philippe, où alternent pièces, variétés, meetings politiques, vœux du Maire, mais surtout chaque mercredi soir une séance de ciné-club. Je dois avoir quatorze ans et me voilà abonné à l’émerveillement. Il est tel que je vais par la suite diriger le ciné-club, il comptera jusqu’à trois mille membres, je deviens sémiologue, j’organise stages, festivals, nuits du cinéma, un travail qui trouvera son aboutissement dans les années quatre-vingts avec la création d’une des toutes premières salles municipales, L’écran.
Bref, merci maman.