De la paillasse aux planches, entretien (sans conclusion) sur le théâtre de l’expérience

Théâtre

De la paillasse aux planches, entretien (sans conclusion) sur le théâtre de l’expérience

Le 23 Déc 2009

A

rticle réservé aux abonné.es
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 102-103 - Côté Sciences
102 – 103

LA SCÈNE se passe au café qui fait le coin des Ate­liers Berthi­er après une mat­inée où l’on a don­né TOURNANT AUTOUR DE GALILÉE de Jean-François Peyret.

La pre­mière : Non, là je suis très déçue. Il tourne vrai­ment autour du pot.

Le deux­ième : Évidem­ment, c’est le titre : AUTOUR DE GALILÉE. Qu’est ce que tu voulais qu’il fasse de plus ? Un cours de physique ? Un résumé de Bia­gi­oli ? Du Schaf­fer ? Une énième reprise du Brecht ?

La pre­mière : Si c’est pour ne pas par­ler de Galilée, qu’il le laisse tran­quille ! S’il en par­le, qu’il ren­tre dedans au lieu de tourn­er autour.

Le deux­ième : Et c’est quoi, made­moi­selle, ren­tr­er dedans ?

La pre­mière : Mais nous faire entr­er dans le lab­o­ra­toire, tout sim­ple­ment. Ça ressem­ble telle­ment aux planch­es. Com­ment peut-on rater une telle occa­sion ? Pour moi, c’est incom­préhen­si­ble.

Le deux­ième : J’avoue que le rap­port m’échappe.

La pre­mière : Mais si ! Au lab­o­ra­toire aus­si, il faut drama­tis­er, il faut con­va­in­cre, il faut ren­dre les preuves aus­si sail­lantes que pos­si­ble.

Le deux­ième : On ne va pas au théâtre pour être con­va­in­cu, on y va pour être diver­ti !

La pre­mière : Tout le lab­o­ra­toire vise à éton­ner, rien de plus diver­tis­sant. « Plaire et instru­ire » ! Tu oublies « instru­ire ».

Le deux­ième : Nous éton­ner de quoi ? Des mou­ve­ments des planètes ? Des microbes ? De l’électricité ? Ça sent les bancs de l’école à plein nez.

La pre­mière : Quand les objets de sci­ence sont tout cuits, tout faits, oui. Mais au lab­o­ra­toire, ce sont de vrais per­son­nages : il leur arrive des drames affreux ; ils subis­sent des épreuves atro­ces ; ils se trans­for­ment ; ils n’étaient rien : ils devi­en­nent tout. C’est pas­sion­nant. C’est un vrai opéra ce qui leur arrive.

Le deux­ième : Mais ce ne sont pas des humains ! Com­ment veux-tu qu’ils nous intéressent ? Ou alors tu les car­i­ca­tures, tu en fais des pseu­do-humains.

La pre­mière : Tu n’as jamais enten­du par­ler du théâtre d’objets ? Les objets, ce sont eux les per­son­nages prin­ci­paux. Je ne vois pas pourquoi il n’y aurait que les humains qui devraient nous intéress­er.

Le deux­ième : Mais même dans les mar­i­on­nettes, ce sont tou­jours des formes humaines et des sit­u­a­tions humaines qui nous séduisent.

La pre­mière : C’est tout le con­traire. Rap­pelle-toi le Para­doxe de Diderot, ce ne sont jamais des humains qu’on vient voir au théâtre, mais des types : le Tartuffe et pas un tartuffe. Au lab­o­ra­toire comme au théâtre, ça n’est jamais des humains qu’on observe, mais des per­son­nages con­ceptuels soumis à des con­di­tions extrêmes, arti­fi­cielles.

Le deux­ième : Tu veux nous met­tre dans un sim­u­la­teur de vol, faire vibr­er nos sièges comme dans la géode… si c’est ça pour toi le théâtre !

La pre­mière : En tout cas ce sont des lieux, le théâtre et le lab­o­ra­toire, des lieux dédiés, délim­ités, pré­cis, où l’on maîtrise tous ses gestes, qui suiv­ent une choré­gra­phie soigneuse­ment répétée. La sci­ence, ce ne sont pas des idées, ce sont des pra­tiques.

Le deux­ième : Mais tout est pra­tique ! Les cuisines de restau­rant aus­si, les salles d’opération, tout, toutes les pra­tiques pro­fes­sion­nelles sont des théâtres à ce compte. J’en ai assez des pra­tiques. Je veux du drame, des idées peut-être, mais d’abord du drame.

La pre­mière : Relis Brecht, le théâtre expéri­men­tal, c’est celui qui fait du spec­ta­teur un obser­va­teur, c’est un out­il de con­nais­sance, d’analyse, d’action !

Le deux­ième : Le théâtre expéri­men­tal ce n’est pas le théâtre de l’expérience. Tu te con­tentes de sim­ples rap­proche­ments… la pail­lasse et les planch­es, ça n’a rien à voir.

La pre­mière : Et pourquoi ? Le dis­posi­tif de preuve est le même : il faut éclair­er, faire sail­lir, faire voir, faire con­verg­er l’attention, intéress­er, point­er du doigt, rap­procher, faire sen­tir, rassem­bler autour des épreuves en cours. Et tu me par­les de cui­sine ! La preuve qu’on peut met­tre la pail­lasse sur les planch­es, c’est Dick­in­son, un artiste anglais extra­or­di­naire, il a recon­sti­tué sur scène l’expérience de Mil­gram.

Le deux­ième : Mil­gram ? Pas aus­si con­nu que Galilée.

La pre­mière : Mais si, tu sais bien, c’est son expéri­ence qui nous a fait croire qu’on pou­vait trans­former en bour­reau n’importe quelle per­son­ne ordi­naire en lui faisant lâch­er des courants élec­triques sur un pau­vre bougre, pour qu’il apprenne. Et bien, Dick­in­son l’a mise en scène exacte­ment comme elle a été faite par Mil­gram, et ça donne une pièce stupé­fi­ante – elle dure une journée.

Le deux­ième : Et tu l’as regardée jusqu’au bout ?

La pre­mière : Pas tout à fait, c’est vrai.

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
Théâtre
Jean-François Peyret
Extrait d'œuvre théâtrale
3
Partager
Frédérique Aït-Touati
Frédérique Aït-Touati partage son temps entre deux scènes : le plateau du théâtre et l’estrade...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements