Le discours scientifique sur la scène britannique : lecture croisée d’ON EGO de Mick Gordon et A DISAPPEARING NUMBER de Simon McBurney

Théâtre
Critique
Réflexion

Le discours scientifique sur la scène britannique : lecture croisée d’ON EGO de Mick Gordon et A DISAPPEARING NUMBER de Simon McBurney

Le 19 Déc 2009
XXX dans A DISAPPEARING NUMBER de Complicite, mise en scène de Simon McBurney, lieu, date ? Photo Joris-Jan Bos.
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XXX dans A DISAPPEARING NUMBER de Complicite, mise en scène de Simon McBurney, lieu, date? Photo Joris-Jan Bos.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 102-103 - Côté Sciences
102 – 103

DEPUIS quelques années, les sci­ences exactes sont décidé­ment à la mode dans les théâtres lon­doniens. Sur la scène du Nation­al The­atre, les per­son­nages de Char­lotte Jones plaisan­tent au sujet de la théorie du chaos 1. Au Bar­bi­can, la com­pag­nie Com­plicite cou­vre allè­gre­ment la scène d’équations dif­féren­tielles. Certes, une hor­reur feinte est tou­jours de rigueur : « c’est ter­ri­fi­ant », s’exclamait l’un des acteurs de Com­plicite au début du spec­ta­cle A DISAPPEARING NUMBER, devançant ain­si la réac­tion du pub­lic face à l’équation com­plexe qu’on venait d’inscrire sur un tableau blanc. Mais les pro­fes­sions d’effroi ser­vent davan­tage à ras­sur­er le nou­veau-venu qu’à lui faire peur. Car depuis le suc­cès d’ARCADIA au début des années qua­tre-vingt-dix, le dis­cours des math­é­ma­tiques, de la physique et des sci­ences naturelles sert régulière­ment d’outil dra­maturgique à la créa­tion con­tem­po­raine.

Les exem­ples les plus célèbres de ce phénomène sont sans doute ARCADIA de Tom Stop­pard et COPENHAGEN de Michael Frayn, deux pièces qui trans­for­ment des con­cepts math­é­ma­tiques et physiques en métaphores pour les sit­u­a­tions humaines qu’elles évo­quent. Ces chemins métaphoriques ont aus­si été explorés par Tim­ber­lake Werten­bak­er, qui a mis en scène de grands tour­nants de l’histoire des sci­ences dans AFTER DARWIN et GALILEO’S DAUGHTER 2. Je don­nerai toute­fois ici un éclairage dif­férent de cette ten­dance, en exam­i­nant de plus près le rôle du dis­cours sci­en­tifique chez les com­pag­nies de théâtre qui l’ont inté­gré à une expéri­men­ta­tion formelle. Il s’agit de com­pag­nies rel­a­tive­ment jeunes, fondées dans les années qua­tre-vingt ou qua­tre-vingt-dix, et dont le tra­vail col­lec­tif s’est inspiré pen­dant deux ou trois spec­ta­cles d’une sci­ence par­ti­c­ulière : Com­plicite et On The­atre à Lon­dres, mais aus­si Stan’s Cafe à Birm­ing­ham ou Unlim­it­ed The­atre à Leeds. Ces artistes trou­vent dans le dis­cours sci­en­tifique une inspi­ra­tion formelle, source de schèmes nar­rat­ifs et scéno­graphiques. Je m’intéresserai ici par­ti­c­ulière­ment à deux de ces com­pag­nies : Com­plicite, qui est dirigée depuis 1992 par Simon McBur­ney, et On The­atre, qui est dirigée depuis sa créa­tion par Mick Gor­don.

Simon McBur­ney et Mick Gor­don ont tous deux cher­ché à présen­ter la ren­con­tre du théâtre et des sci­ences comme le résul­tat d’affinités évi­dentes. Gor­don, qui a créé ce qu’il appelle des « essais théâ­traux » en col­lab­o­ra­tion avec le neu­ro­logue Paul Broks, par­le d’un « lan­gage com­mun » à la neu­rolo­gie et au théâtre. Il souligne ain­si l’existence de préoc­cu­pa­tions com­munes aux deux domaines, dans un rap­proche­ment qui rap­pelle celui opéré par son men­tor, Peter Brook, dans L’HOMME QUI ET JE SUIS UN PHENOMENE. L’acteur comme le neu­ro­logue doit observ­er de près le com­porte­ment humain, et tous deux inter­ro­gent les notions d’identité, d’authenticité et de moti­va­tion. Mais la ressem­blance est égale­ment rhé­torique, car Gor­don dit avoir été frap­pé par l’importance des ques­tions nar­ra­tives dans la neu­rolo­gie (notam­ment celle du réc­it de soi) et son recours heuris­tique à la métaphore : « du fan­tôme dans la machine ou l’homunculus aux analo­gies entre le cerveau et l’ordinateur » 3. Avant même que l’artiste ne s’y intéresse, le dis­cours neu­rologique serait donc déjà poé­tique.

McBur­ney, qui s’est inspiré de la neu­rolo­gie et des math­é­ma­tiques, insiste égale­ment sur les affinités entre son tra­vail et celui des chercheurs. A DISAPPEARING NUMBER (2007) explore la ques­tion de l’«imagination » math­é­ma­tique et cite fréquem­ment l’ouvrage de G. H. Hardy, A MATHEMATICIAN’S APOLOGY, qui exam­ine la dimen­sion créa­trice de cette dis­ci­pline. « Le math­é­mati­cien », écrit Hardy, « comme le pein­tre ou le poète, est un créa­teur de formes» ; « Les formes du math­é­mati­cien, comme celles du pein­tre ou du poète, doivent être belles » 4. Ces phras­es sont citées au début du spec­ta­cle, et l’intégration des math­é­ma­tiques au texte de théâtre est ain­si présen­tée d’emblée comme un rap­proche­ment de deux pra­tiques formelles et esthé­tiques. Le terme util­isé par Hardy dans le texte orig­i­nal, « pat­terns », est d’ailleurs plus pré­cis que le mot « forme » : il évoque l’idée de la régu­lar­ité et du motif récur­rent, et le mot « schème » en serait peut-être une meilleure tra­duc­tion. Ce terme appa­raît égale­ment dans l’autre spec­ta­cle sci­en­tifique de Com­plicite, MNEMONIC (1999), qui s’inspire de la neu­rolo­gie et des math­é­ma­tiques du chaos pour explor­er le thème de la mémoire. Dans le pro­logue de MNEMONIC, McBur­ney décrit plusieurs « pat­terns » : les proces­sus neu­ronaux de frag­men­ta­tion et de recon­nex­ion qui sont inhérents à l’acte de mémoire, et les formes infin­i­ment com­plex­es de la géométrie frac­tale. Ces deux schèmes sont présen­tés comme des idées direc­tri­ces qui vont struc­tur­er la forme frag­men­tée de la pièce. Dans ces deux spec­ta­cles, les sci­ences sont ain­si perçues comme une entre­prise de mod­éli­sa­tion du réel, sus­cep­ti­ble de fournir de nou­velles formes au théâtre.

Pour ces met­teurs en scène, la sci­ence est donc plus qu’un thème : c’est un lan­gage dont le théâtre va s’inspirer. Gor­don et McBur­ney se pla­cent dans un rap­port affiché d’intertextualité et d’interdiscursivité avec leur matéri­au sci­en­tifique. Dès le para­texte, leurs spec­ta­cles se présen­tent comme un dia­logue avec une ou plusieurs voix expertes. Le neu­ro­logue Paul Broks est le co-auteur des deux pièces neu­rologiques de Mick Gor­don, ON EGO (2005) et ON EMOTION (2008). McBur­ney, quant à lui, cite abon­dam­ment ses sources dans les pro­grammes et sur le site Inter­net de Com­plicite, et par­fois dans le texte du spec­ta­cle. Le texte pub­lié de MNEMONIC com­prend même un appen­dice bib­li­ographique, dans lequel appa­rais­sent des noms comme James Gle­ick, Stephen Jay Gould ou Oliv­er Sacks 5. Lors de la créa­tion d’A DISAPPEARING NUMBER, la com­pag­nie a choisi de faire appel à un « con­sul­tant » math­é­mati­cien, Mar­cus du Sautoy, dont le rôle était souligné par la mise en ligne sur le site Inter­net de la com­pag­nie d’enregistrements vidéo des ate­liers qu’il avait organ­isés pour les acteurs. À tra­vers ces mul­ti­plesréférences, la scène est présen­tée comme un espace de dia­logue, où les lan­gages du théâtre ren­con­trent ceux du lab­o­ra­toire.

Comme tout dia­logue, celui-ci peut ten­dre vers l’accord comme vers le désac­cord. De ce point de vue, la com­para­i­son entre Gor­don et McBur­ney est par­ti­c­ulière­ment intéres­sante, car ces deux met­teurs en scène ont tra­vail­lé dans des direc­tions quelque peu dif­férentes. McBur­ney a dévelop­pé une poé­tique de la réso­nance, où les motifs sci­en­tifiques sont repris et ampli­fiés par le dia­logue et la scéno­gra­phie. Gor­don, par con­tre, cherche davan­tage à éprou­ver les con­cepts qu’il emprunte, et met en quelque sorte le dis­cours neu­rologique au banc d’essai de la scène. Ce con­traste est par­ti­c­ulière­ment clair lorsqu’on com­pare les deux spec­ta­cles qua­si­ment con­tem­po­rains que sont A DISAPPEARING NUMBER et ON EGO.

A DISAPPEARING NUMBER s’inspire d’un épisode célèbre de l’histoire des sci­ences : la col­lab­o­ra­tion entre le math­é­mati­cien cam­bridgien G. H. Hardy et son pro­tégé indi­en Shrini­vasa Ramanu­jan, venu tra­vailler avec lui en Angleterre pen­dant la Pre­mière Guerre mon­di­ale. L’amitié et la pas­sion math­é­ma­tique des deux chercheurs sont perçues à tra­vers le regard d’un per­son­nage con­tem­po­rain qui vient de per­dre sa femme, égale­ment math­é­mati­ci­enne. Tan­dis que Hardy et Ramanu­jan ten­tent de percer le mys­tère des nom­bres pre­miers, Al se remé­more sa vie avec Ruth et cherche à com­pren­dre son admi­ra­tion pour l’œuvre de Ramanu­jan. Ponc­tué par des scènes de con­férence dans lesquelles Ruth explique des notions de la théorie des nom­bres, le spec­ta­cle se con­stru­it autour d’une fas­ci­na­tion pour la pen­sée math­é­ma­tique.

La struc­ture dra­ma­tique et la scéno­gra­phie révè­lent une recherche sys­té­ma­tique des cor­re­spon­dances entre les con­cepts math­é­ma­tiques et la sit­u­a­tion des per­son­nages. Comme tous les spec­ta­cles de Com­plicite, A DISAPPEARING NUMBER inter­roge le rap­port de ses pro­tag­o­nistes au passé. D’après McBur­ney, la com­pag­nie s’intéresse à « une perte de con­ti­nu­ité entre le passé et l’avenir ; une perte de con­nex­ion entre nos morts et ceux qui ne sont pas encore nés » 6. Son tra­vail con­tient ain­si une thé­ma­tique récur­rente du déracin­e­ment et de la rup­ture avec le passé, qui rap­pelle l’«amnésie his­torique » décrite par Fredric Jame­son dans ses analy­ses de la cul­ture post­mod­erne 7. Dans A DISAPPEARING NUMBER, ce déracin­e­ment est incar­né par les per­son­nages indi­ens : Ramanu­jan, qui ne parvient jamais à s’adapter au cli­mat et à la vie anglaise, et meurt de tuber­cu­lose peu après son retour en Inde, mais aus­si Al, un trad­er améri­cain d’origine indi­enne qui tra­vaille dans le « marché des futures » et qui retourne en Inde pour la pre­mière fois à la fin de la pièce. Les rup­tures géo­graphiques et tem­porelles sont soulignées par les nom­breux espaces tran­si­toires du spec­ta­cle (cham­bres d’hôtel, trains, bateaux, avions), ain­si que par l’enchaînement rapi­de de scènes se jouant à dif­férentes épo­ques. Et l’espace ain­si dis­lo­qué est han­té par la mort, car celles de Ramanu­jan, de Hardy, de Ruth et de son enfant mort-né sont rejouées à plusieurs repris­es.

À ces rup­tures spa­tio-tem­porelles vont répon­dre des images math­é­ma­tiques de la divi­sion et de la con­ti­nu­ité. La frag­men­ta­tion de la fable car­ac­téris­tique des spec­ta­cles de Com­plicite est ren­for­cée par les références à la par­ti­tion et à la décom­po­si­tion des nom­bres. Il s’agit de deux modes de divi­sion des nom­bres entiers : la « décom­po­si­tion » con­siste à réduire un nom­bre à un pro­duit de nom­bres pre­miers, et la « par­ti­tion » à déter­min­er le nom­bre de façons dont on peut le divis­er en d’autres nom­bres entiers, la « fonc­tion par­ti­tion » étant l’un des champs de recherche dans lesquels Ramanu­jan et Hardy ont fait des décou­vertes impor­tantes. Ces deux con­cepts sont employés à des fins métaphoriques et scéno­graphiques. La notion de décom­po­si­tion est intro­duite pen­dant une scène de deuil, où la troupe opère la décom­po­si­tion du nom­bre de blessés et de morts pen­dant la Pre­mière Guerre mon­di­ale. Quant à la par­ti­tion, elle informe toute la scéno­gra­phie, car la scène est con­stam­ment divisée par des lignes de sépa­ra­tion imag­i­naires ou réelles, notam­ment par une série d’écrans piv­otants qui matéri­alisent les divi­sions cul­turelles et his­toriques entre les per­son­nages.

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Liliane Campos
Liliane Campos est attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’université de Paris 4 et...Plus d'info
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