Du désir, on ne peut s’approcher qu’en dansant
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Du désir, on ne peut s’approcher qu’en dansant

Sur quatre mises en scène de Christine Letailleur

Le 16 Avr 2010
Hiroshi Ota et Valérie Lang dans HIROSHIMA MON AMOUR de Marguerite Duras, mise en scène Christine Letailleur, Festival Mettre en scène, TNB, Rennes, 2008. Photo Caroline Ablain.
Hiroshi Ota et Valérie Lang dans HIROSHIMA MON AMOUR de Marguerite Duras, mise en scène Christine Letailleur, Festival Mettre en scène, TNB, Rennes, 2008. Photo Caroline Ablain.
Hiroshi Ota et Valérie Lang dans HIROSHIMA MON AMOUR de Marguerite Duras, mise en scène Christine Letailleur, Festival Mettre en scène, TNB, Rennes, 2008. Photo Caroline Ablain.
Hiroshi Ota et Valérie Lang dans HIROSHIMA MON AMOUR de Marguerite Duras, mise en scène Christine Letailleur, Festival Mettre en scène, TNB, Rennes, 2008. Photo Caroline Ablain.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 104 - Désir de théâtre. Désir au théâtre
104
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Que serais-je sans toi, qui vins à ma ren­con­tre ?

Louis Aragon

La ren­con­tre du désir, peut-être est-ce la plus immatérielle qui soit. Car ce n’est pas celle d’un corps, si chargé de sen­su­al­ité qu’il puisse être. C’est, pour la nom­mer au plus près, celle d’un mou­ve­ment dans le corps, d’un pas de danse qui se risque, s’efface, d’une appari­tion presque aus­sitôt dis­parue – d’un trou­ble, dit-on. Un trou­ble dans l’organisation du réel, le pas­sage d’une ombre ou d’une lumière dans un paysage. Y avait-il même là un paysage ? Nous le croyions, et n’en revenons pas : une autre dimen­sion s’est ouverte sous nos pieds, où nous accep­tons de tomber.

Spec­tre de chair, peut-être. Spec­tre, c’est-à-dire glisse­ment entre deux mon­des, fêlure prête à devenir béance, sur­gisse­ment d’un pos­si­ble qu’il fau­dra con­quérir. Ain­si s’invente l’avenir, en même temps que se recom­pose le présent. Mais restons aux prélim­i­naires : à l’émergence du désir.

De cet espace frôlé, de ces corps qui s’attirent avant de se recon­naître, de ces gestes incer­tains, si sou­vent mal­adroits, com­ment la scène peut-elle se ris­quer à par­ler ? Que peut-elle en mon­tr­er ? Suf­fit-il que la peau soit nue, que la main s’en approche, que le regard bas­cule, pour que le théâtre dise quelque chose du désir ? Entre l’expérience de la rela­tion éro­tique, dans les creux et les plis de nos vies, et sa représen­ta­tion publique sur les planch­es, quel échange, quelle cir­cu­la­tion, quelle mise en jeu de l’une par l’autre sommes-nous en droit d’espérer ? 

Quelques prélim­i­naires

Une pre­mière remar­que, en guise de prélim­i­naire. Du corps désir­ant, de ses élans, de ses pour­suites, des con­trar­iétés ou des acci­dents qu’il ren­con­tre, la scène comique a longtemps fait son miel. La représen­ta­tion des appétits sex­uels prête à sourire ou à rire : les stat­ues ani­mées égyp­ti­ennes que décrit Hérodote, l’œuvre d’Aristophane, les farces, la Commediadell’arte, les pièces pour Karagöz vues par Ner­val en don­nent suff­isam­ment d’exemples. Il y a – c’est une banal­ité de le rap­pel­er – une théâ­tral­ité du phal­lus, sur laque­lle tout un ver­sant de l’histoire du théâtre s’est con­stru­it. Celle-ci peut même se trou­ver de nou­veau con­vo­quée, de loin en loin, sur les scènes con­tem­po­raines : ain­si du duo dan­sé de la rat­te lubrique et du mau­vais garçon, dans MÉTAMORPHOSES d’Ilka Schön­bein (1994), lorsque la mar­i­on­net­tiste, coif­fée d’une cas­quette et por­tant un inquié­tant masque d’homme-rongeur, fai­sait tournoy­er dans sa main une énorme queue rose de tis­su rem­bour­ré, l’appendice cau­dal de la rat­te et l’organe sex­uel de son séduc­teur se super­posant dans cet unique acces­soire.

Mais ces traite­ments, directs et spec­tac­u­laires, main­ti­en­nent en quelque sorte le désir à dis­tance : ils le citent, le com­mentent, jouent de l’exposition publique de com­porte­ments privés, sans que les spec­ta- teurs se pro­jet­tent véri­ta­ble­ment dans les sit­u­a­tions, ni qu’ils se recon­nais­sent dans les com­porte­ments ain­si désignés. Fig­urées sous le masque d’une défor­ma­tion bur­lesque ou grotesque, les man­i­fes­ta­tions théâ­trales de l’attirance sex­uelle restent enclos­es dans les lim­ites de la scène, n’offrant guère plus en partage au pub­lic qu’un désor­dre joyeux, une bous­cu­lade des pudi­bon­deries.

Aus­si le prin­ci­pal obsta­cle au déploiement du trou­ble éro­tique, face à la représen­ta­tion théâ­trale, réside-t-il dans sa réduc­tion comique. Main­tenu dans une extéri­or­ité, le désir se donne à voir, à com­pren­dre, il par­ticipe à la cir­cu­la­tion du sens mais non à celle des émo­tions. Plus que pour toute autre com­posante de la vie psy­chique, la forme qu’il revêt sur la scène est donc étroite­ment dépen­dante du reg­istre employé, et la dynamique du rire, si elle facilite l’acceptation de la représen­ta­tion publique des com­porte­ments sex­uels, con­stru­it aus­si l’étanchéité de l’espace imag­i­naire à l’intérieur duquel ceux-ci se trou­vent con­vo­qués.

Mais l’expression scénique du désir passe encore par un sec­ond procédé de fil­trage : celui de sa non-réciproc­ité. Si l’amour partagé se dit, nour­ris­sant l’histoire du théâtre de toute la palette des scènes de séduc­tion, des dia­logues brûlants, des quipro­qu­os, des brouilles et des récon­ci- lia­tions entre amants, le désir réciproque ne se donne qu’exceptionnellement à représen­ter. Parce qu’il mon­tre les vis­ages et les corps de moins près, parce qu’il joue avec moins de pré­ci­sion du cadrage, avec moins de sou­p­lesse et de rapid­ité du mon­tage, le théâtre s’engage plus rarement, plus dif­fi­cile­ment que ne le fait le ciné­ma, sur le ter­rain du désir mutuelle­ment accep­té : com­ment don­ner à voir, avec les moyens du plateau, une pas­sion éro­tique aus­si brûlante que celle qui habite les deux amants dans L’ÂGE D’OR de Luis Buñuel ? Quel équiv­a­lent trou­ver pour leurs mains qu’ils dévorent, pour les sièges qu’ils ren­versent dans l’urgence de l’étreinte, et plus encore pour le regard de Lya Lys suçant voluptueuse­ment l’orteil de mar­bre d’une stat­ue ? 

Le partage habituel des com­porte­ments sex­uels de l’homme et de la femme joue ici, bien enten­du, un rôle déter­mi­nant : quoiqu’il ne com­porte aucune image de nudité, L’ÂGE D’OR res­ta inter­dit jusqu’en 1981. Aus­si, tel qu’il se donne à voir au théâtre, le désir est-il surtout affaire de per­son­nages mas­culins, et qui ne font pour ain­si dire jamais l’expérience d’un désir com­pa­ra­ble à leur endroit. Excep­tion faite des spec­ta­cles dits « éro­tiques », de l’Ancien Régime jusqu’à aujourd’hui, la scène, miroir en cela de la société qu’elle con­voque, exclut générale­ment le désir féminin de la sphère du représentable. La femme y provoque le désir – quitte, comme Loulou, à mourir sous le couteau de Jack l’éventreur –, elle ne mon­tre pas directe­ment qu’elle l’éprouve.

Mais sans doute, aus­si, la représen­ta­tion du désir partagé, par les puis­sants mécan­ismes émo­tion­nels qu’elle met en bran­le, exige-t-elle une très grande maîtrise des moyens théâ­traux. Il faut toute la légèreté des mar­i­on­nettes à gaine napoli­taines, les guarat­telle, pour que Pul­cinel­la et Teresina dansent en se cog­nant mutuelle­ment la tête, la poitrine, le ven­tre et les fess­es dans leur joie d’avoir tri­om­phé des gêneurs, puis se promet­tent de fêter cela au lit. Et les célèbres entremê- lements de corps d’acteurs et de spec­ta­teurs, lors du « Rite des rap­ports uni­versels » dans PARADISE NOW, s’achevaient par la sépa­ra­tion du groupe des inter­prètes en cou­ples de bour­reaux et de vic­times, les pre­miers pointant un revolver imag­i­naire sur la tempe des sec­onds, signe que la vio­lence est encore de ce monde.

Les chemins du désir

La déci­sion prise par Chris­tine Letailleur de mon­ter à la suite qua­tre œuvres dans lesquelles le désir d’hommes et de femmes se dit sans aucun détour, avec toute sa puis­sance de dérange­ment, con­stitue donc un geste sin­guli­er, non tant dans le choix des textes – Vas­siliev, au même moment, met­tait en scène THÉRÈSE PHILOSOPHE (2007) –, que dans l’effet d’insistance qui en résulte et dans l’étrange chemin qu’ils dessi­nent : du moins con­nu (PASTEUR EPHRAÏM MAGNUS1) au plus con­nu (HIROSHIMA MON AMOUR2), en pas­sant par deux clas­siques de la lit­téra­ture éro­tique (LA PHILOSOPHIE DANS LE BOUDOIR3, LA VÉNUS À LA FOURRURE4) ; des plus crus et des plus vio­lents aux plus mélan­col­iques ; mais aus­si de la pul­sion sex­uelle comme quête d’absolu, dans l’indifférence à l’égard de ses instru­ments comme de ses parte­naires ( Jahnn, Sade), jusqu’à la représen­ta­tion d’un désir étroite­ment noué à la rela­tion amoureuse (Sach­er-Masoch, Duras).

Valérie Lang et Andrej Deskur dans LA VÉNUS À LA FOURRURE, d’après Sacher-Masoch, adaptation et mise en scène Christine Letailleur, Festival Mettre en scène, TNB, Rennes, 2009. Photo Caroline Ablain.
Valérie Lang et Andrej Deskur dans LA VÉNUS À LA FOURRURE, d’après Sach­er-Masoch, adap­ta­tion et mise en scène Chris­tine Letailleur, Fes­ti­val Met­tre en scène, TNB, Rennes, 2009. Pho­to Car­o­line Ablain.

Tout laisse donc à penser que Chris­tine Letailleur, par­tie de textes qui affir­ment l’altérité rad­i­cale de la pul­sion, jusque dans le meurtre, la tor­ture ou l’automutilation (la pros­ti­tuée découpée en morceaux ; Johan­na s’enfonçant un fer rou­gi au feu dans le ven­tre ; la mère d’Eugénie atro­ce­ment sup­pli­ciée), s’est pro­gres- sive­ment engagée dans l’exploration des chemins que prend cette vio­lence pul­sion­nelle, cette puis­sance d’égarement, dans les formes les mieux élaborées et les plus élec­tives du désir, celles qui nais­sent dans l’offrande réciproque de soi-même à un(e) autre, devenu unique en son genre : con­trat d’absolue soumis­sion dans LA VÉNUS À LA FOURRURE, épanouisse­ment sen­suel dans HIROSHIMA MON AMOUR. Toute­fois, cette pro­gres­sion en cache à son tour une autre, sous-jacente, qui cor­re­spond plus étroite­ment au pro­jet, ouverte­ment affir­mé par la met­teuse en scène, d’explorer le ver­sant féminin du désir. De la pre­mière à la dernière de ces réal­i­sa­tions, en effet, nous assis­tons à l’émancipation pro­gres­sive de la femme comme sujet désir­ant. Alors que Johan­na, la fille du pas­teur, se trou­ve comme aspirée par la quête d’absolu de ses deux frères, la jeune Eugénie se livre avec empresse­ment aux enseigne­ments théoriques et pra­tiques de ses « insti­tu­teurs immoraux» ; mais c’est pour l’essentiel encore le désir des hommes qui mène ici le jeu, le rôle de Mme de Saint-Ange con­sis­tant plutôt en celui d’une ordon­na­trice des plaisirs qui dis­tille savam­ment la réal­i­sa­tion des fan­tasmes. Si la jouis­sance est égale­ment partagée, les deux femmes puisant leur sat­is­fac­tion dans les prélim­i­naires imposés aux hommes avant de leur ouvrir l’accès aux ori­fices les plus intimes de leur corps, le plan d’ensemble de LA PHILOSOPHIE… reste entière­ment ori­en­té par l’obsession du Cheva­lier et de Dol­mancé pour la sodomie, hori­zon ultime de leurs désirs.

Dans LA VÉNUS À LA FOURRURE5, au con­traire, le désir féminin finit par l’emporter sur la demande mas­cu­line, puisque Wan­da, qui n’a accep­té que par amour de se pli­er aux fan­taisies éro­tiques de Séverin, prend peu à peu con­science des forces qui se décou­vrent ain­si en elle :  Wan­da, pour elle-même : C’était déjà en moi. Peut-être que cela n’aurait jamais vu la lumière, mais tu as éveil­lé et dévelop­pé cette chose en moi ; et, main­tenant que c’est devenu un instinct puis­sant, main­tenant je ne peux plus retourn­er en arrière.6

Enfin, HIROSHIMA MON AMOUR met en scène une ren­con­tre amoureuse dont l’histoire nous est entière­ment incon­nue : nous ignorons si l’initiative de leur liai­son vient de l’actrice française, venue tourn­er « un film sur la paix », ou bien de l’architecte japon­ais qui fait aus­si « un peu de poli­tique ». Cepen­dant, l’insistance avec laque­lle l’actrice affirme son point de vue, dès les pre­miers instants, en dis­ant com­bi­en elle a « tout vu à Hiroshi­ma », de même que les sou­venirs de sa liai­son avec un sol­dat alle­mand dans Nev­ers occupé, dessi­nent le por­trait d’une femme libre, con­sciente de ses désirs et assumant ses choix. Celle qui a pu rester toute une nuit, dans la rue, couchée sur le cadavre de son amant tué par la Résis­tance, et que tra­versent si peu de remords de vivre dans un dou­ble adultère ce nou­v­el amour, sem­ble n’avoir besoin d’aucun ini­ti­a­teur pour son épanouisse­ment – ni, surtout, ne mêler d’aucune forme résidu­elle de cul­pa­bil­ité chré­ti­enne (au con­traire de Johan­na dans PASTEUR…, per­suadée de porter un démon dans ses seins et son ven­tre) le plaisir qu’elle sait pren­dre et don­ner.

La choré­gra­phie des corps

Si les choix scéno­graphiques pour ces qua­tre réal­i­sa­tions relèvent d’esthétiques dif­férentes (dépouille­ment pour PASTEUR… et LA VÉNUS…, jeux de rideaux écar­lates pour LA PHILOSOPHIE…, trem­ble­ment noir, gris et blanc d’images pro­jetées dans HIROSHIMA…), plusieurs traits com­muns les rassem­blent, jouant tout à la fois de repris­es et de ren­verse­ments. En tout pre­mier lieu, une économie par­ti­c­ulière de l’espace-temps théâ­tral, faite de ralen­tisse­ments, de longs déplace­ments, de gestes sus­pendus, de par­cours géométrisés. Le plateau se tra­verse en lignes obliques, par­al­lèles ou plus rarement per­pen­dic­u­laires (pour l’entrée de la mère d’Eugénie, par exem­ple), les rela­tions de cou­ples, ini­tiées dans un éloigne­ment max­i­mal, se con­stru­isent par très lents rap­proche­ments, soit dans le par­al­lélisme, soit dans l’encerclement : Séverin tour­nant autour du corps éten­du de Wan­da, Wan­da faisant de même autour de Séverin quelques temps plus tard. Par­fois, ce mou­ve­ment sem­ble défi­er les lois de la pesan­teur : ain­si lorsque au début de la représen­ta­tion l’ami de Séverin, rêvant qu’il dia­logue avec Vénus, voit son corps seul éclairé s’élever dans l’obscurité du plateau, au fur et à mesure qu’il fait l’éloge de sa beauté, avant que la déesse se détourne en se moquant de lui, lui offrant son dos nu à con­tem­pler.

Cet usage appuyé de la dis­tance, de la géométrie et de la lenteur, com­biné à une dic­tion elle-même ralen­tie, sur-artic­ulée, con­fère une dimen­sion céré­monielle à la représen­ta­tion théâ­trale. Que le désir se con­stru­ise dans une dis­til­la­tion de l’instant, qu’il se déploie en rit­uels d’approches, de feintes et de pass­es, comme dans une tau­ro­machie douce, une choré­gra­phie de caress­es par­faite­ment dess­inées, c’est ce que cet arrière-plan, sur lequel bien d’autres fig­ures vien­nent s’enlever, nous rap­pelle en pre­mier lieu.

La danse des corps se pro­longe dans d’autres mou­ve­ments ralen­tis : descente d’un lus­tre de cristal dans LA VÉNUS…, pro­jec­tions dans HIROSHIMA…
Des con­trastes lumineux creusent le relief des vis­ages, comme chez Georges de La Tour, rideaux et obscu­rité per­sis­tante jouent des bat­te­ments du vu et du non-vu, dans une pul­sa­tion noc­turne et sen­suelle que tra­vail­lent encore les dif­férences d’espaces acous­tiques et l’irruption de la musique : orgue d’église pour PASTEUR…, MARCHE TURQUE pour LA PHILOSOPHIE…, par exem­ple.

Deux change­ments de reg­istres font con­traste avec cet arrière-plan presque mon­u­men­tal dans sa rit­u­al­i­sa­tion : pour Sade, le choix d’un rythme rapi­de et sautil­lant, ne lais­sant pour ain­si dire jamais les corps en repos ; pour Duras, celui d’un espace rap­proché, un lit dressé à la ver­ti­cale, sur lequel les corps dénudés des amants s’enchevêtrent. Pour autant, les élé­ments employés par Chris­tine Letailleur restent les mêmes : une dic­tion très pré­cise, née presque d’un effort à dire, comme si par­ler était tou­jours un acte de déci­sion, plein d’une vio­lence con­tenue ; le traite­ment sonore des voix, vari­ant les indices de réver­béra­tion ; un clair-obscur forte­ment con­trasté, détachant les acteurs et les rares objets sur un fond noir ; une grande atten­tion aux matières (tis­sus, four­rure), à la coupe des vête­ments, au drapé des rideaux et à la peau, mag­nifiée par la lumière. Prox­im­ité des corps ou rapid­ité du jeu pro­duisent donc comme l’envers de la mon­u­men­tal­i­sa­tion, tout en ménageant des plages où celle-ci se trou­ve con­servée, et sans que le vocab­u­laire scénique soit réelle­ment mod­i­fié.

L’allègement des gestes

Une assez forte théâ­tral­i­sa­tion, surtout, accom­pa­gne la mise en scène des jeux éro­tiques, jusque dans les moments les plus risqués : dessin rigoureux des pos­tures et des déplace­ments, gestes amples, corps large­ment ouverts, pro­jec­tion des voix. Si les seins, les fess­es ou la verge peu­vent s’offrir aux regards, si les actions sont claire­ment don­nées à voir et à enten­dre, la représen­ta­tion du plaisir, de ses strat­a­gèmes et de ses égare­ments se trou­ve néan­moins allégée par dif­férents procédés qui sig­ni­fient les actes plutôt que de les repro­duire.
Ce peut-être, sim­ple­ment, le main­tien d’un écart infime entre la paume de la main et ce qu’elle caresse : dis­tance suff­isante pour que les spec­ta­teurs voient que les par­ties les plus intimes ne sont pas réelle­ment touchées, mais insuff­isante pour qu’ils ne soient pas trou­blés par l’image de cet effleure­ment.

Sans doute est-ce LA PHILOSOPHIE…, par le car­ac­tère obses­sion­nel et répéti­tif des actions sex­uelles qu’elle appelle, par la cru­dité toute tech­nique du lan­gage dont elle use, qui a poussé le plus loin la met­teuse en scène, aidée de ses comé­di­ens (Stanis­las Nordey, Valérie Lang, Char­line Grand, Bruno Pesen­ti notam­ment), dans l’invention d’un traite­ment scénique capa­ble de don­ner à voir la recherche du plaisir tout en main­tenant le détour de l’imaginaire : cours­es effrénées des acteurs, com­men­taires de deux valets manip­u­lant les rideaux d’une scène trans­for­mée en une immense alcôve, masques de chat et fes­sées en rythme nouent irré­sistible­ment l’un à l’autre l’humour et l’émotion éro­tique, entre réminis­cences du CASANOVA fellinien et cita­tions mozar­ti­ennes.

L’imaginaire de la mar­i­on­nette con­tribue aus­si à cet allège­ment. Pen­drillon ver­ti­cal aux dimen­sions d’un castelet, rideau à mi-hau­teur ne lais­sant voir que le haut des corps, sauts et cabri­oles der­rière ce même rideau, cours­es-pour­suites autour du pen­drillon, larges chemis­es blanch­es, omniprésence du rythme… toute la légèreté et la folie du spec­ta­cle de Pul­cinel­la sem­blent s’être emparées de la mise en scène. Non sans dan­ger, d’ailleurs : emporté par le rire qui l’a sec­oué pen­dant une grande par­tie de la représen­ta­tion, le pub­lic, cer­tains soirs, éprou­ve quelque dif­fi­culté à réalis­er par quelles atro­ces souf­frances Eugénie entend châti­er sa mère.
Empêch­er le sur­gisse­ment d’un comique trop uni­forme n’est pas seule­ment néces­saire pour préserv­er la puis­sance désta­bil­isatrice de l’émotion éro­tique, mais aus­si pour éviter que le pro­jet, affir­mé par la met­teuse en scène, d’une réha­bil­i­ta­tion de l’œuvre de Sade ne se fasse sur un malen­ten­du.

D’autres procédés, enfin, jouent des tra­di­tions de con­ven­tion con­sciente pro­pres à la mise en scène con­tem­po­raine. Soit par la métonymie : les coups de fou­et don­nés à Séverin sont sug­gérés par la brusque tor­sion du corps de l’acteur et ses vio­lents san­glots. Soit par la métaphore : sa demande à Wan­da de le piétin­er et de lui enfon­cer la pointe de sa chaus­sure dans la poitrine et le ven­tre se réalise par la descente du lus­tre de cristal allumé jusqu’au niveau du sol. Dans HIROSHIMA…, la mise en mou­ve­ment de l’espace, par le lent déplace­ment des images sur les parois du décor, par les décrochages acous­tiques ou par les bas­cules de l’ombre et de la lumière, con­stru­it un univers feuil­leté, comme en ape­san­teur, où les strates de Nev­ers et d’Hiroshima se super­posent, s’interpénètrent, se glis­sent les unes entre les autres. Sur le plateau de cette scène psy­chique, le bruit de pas marchant sur le gravier ou celui d’une rafale de mitrail­lette s’imposent de manière hal­lu­ci­na­toire, faisant remon­ter le passé à la sur­face du présent.

Et c’est là, bien sûr, que la représen­ta­tion théâ­trale du désir atteint sa plus grande force, dont témoigne la pro­fondeur du silence par­mi les rangées du pub­lic : lorsque la pul­sion éro­tique, nouée au don amoureux, absorbe toutes les puis­sances de l’imaginaire et du sou­venir pour faire naître le trou­ble et nour­rir l’émotion.

  1. Hans Hen­ny Jahnn, Pas­teur Ephraïm MAGNUS, mise en scène Chris­tine Letailleur, créa­tion le 8 novem­bre 2005 au Théâtre Nation­al de Bre­tagne, Rennes. ↩︎
  2. Mar­guerite Duras, HIROSHIMA MON AMOUR, mise en scène Chris­tine Letailleur, créa­tion le 24 sep­tem­bre 2009 au Théâtre Vidy, Lau­sanne. ↩︎
  3. Mar­quis de Sade, LA PHILOSOPHIE DANS LE BOUDOIR, adap­ta­tion et mise en scène Chris­tine Letailleur créa­tion
    le 23 jan­vi­er 2007 au TNB, Rennes. ↩︎
  4. LA VÉNUS À LA FOURRURE, d’après Sach­er-Masoch, adap­ta­tion et mise en scène Chris­tine Letailleur, créa­tion le 11 novem­bre 2008 au TNB, Rennes. ↩︎
  5. La Vénus À LA FOURRURE, d’après Sach­er-Masoch, adap­ta­tion et mise en scène Chris­tine Letailleur, créa­tion le 11 novem­bre 2008 au TNB, Rennes. ↩︎
  6. Chris­tine Letailleur, La Vénus à la four­rure, texte de l’adaptation, p. 24. ↩︎
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Écrit par DIdier Plassard
Après avoir longtemps enseigné à Rennes, où il a fondé le Départe­ment Arts du spec­ta­cle, Didi­er Plas­sard est...Plus d'info
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