Gisèle Vienne, l’érotisme et le désir de mort

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Gisèle Vienne, l’érotisme et le désir de mort

Le 16 Avr 2010
Poupée réalisée par Gisèle Vienne, Raphaël Rubbens et Dorli Vienne Pollak pour la pièce I APOLOGIZE mise en scène par Gisèle Vienne. Photo Gisèle Vienne, mars 2006.
Poupée réalisée par Gisèle Vienne, Raphaël Rubbens et Dorli Vienne Pollak pour la pièce I APOLOGIZE mise en scène par Gisèle Vienne. Photo Gisèle Vienne, mars 2006.

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Poupée réalisée par Gisèle Vienne, Raphaël Rubbens et Dorli Vienne Pollak pour la pièce I APOLOGIZE mise en scène par Gisèle Vienne. Photo Gisèle Vienne, mars 2006.
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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 104 - Désir de théâtre. Désir au théâtre
104

La fascination du trouble

TRAVERSÉE DE MANNEQUINS d’une immo­bil­ité per­tur­bante, l’œuvre de Gisèle Vienne déploie, pièce après pièce, le trou­ble de présences qui oscil­lent entre la vie et la mort. Leur inquié­tante étrangeté, union du fam­i­li­er et de l’étrange selon la notion freu­di­enne, agit en cor­re­spon­dance avec le Théâtre de la mort de Kan­tor qui a ouvert la scène mod­erne à la loi des con­trar­iétés. I APOLOGIZE (2004) présente des corps revenants ou fan­tas­més à par­tir de la recon­sti­tu­tion d’un acci­dent. Faisant de la scène un espace hap­pé par un désir de mort, poupées et man­nequins y sont d’une envoû­tante hybrid­ité. Avec JERK (2008), Gisèle Vienne se con­cen­tre sur une pra­tique tra­di­tion­nelle de la mar­i­on­nette. L’imperfection des mar­i­on­nettes étant inhérente à leur charge plas­tique et dra­ma­tique, elle s’intéresse moins à la magie de la manip­u­la­tion qu’au trou­ble qui en émane : « Les formes anthro­po­mor­phes n’ont rien per­du du trou­ble qu’elles génèrent : on les retrou­ve dans le champ con­tem­po­rain, avec la néces­sité de la repro­duc­tion humaine à tra­vers ces médi­ums1. » 

Inscrite dans une forme artis­tique nou­velle, l’inquiétante étrangeté prend en compte le chem­ine­ment depuis un corps mécanique à un corps libéré. SHOWROOMDUMMIES, créé avec Éti­enne Bideau-Rey en 20012 et dans une nou­velle ver­sion en 2009, croise le réel et l’irréel à tra­vers une poé­tique du corps qui opaci­fie la forme. Per­son­nage révéla­teur de ce type d’hybridité, la femme masquée man­i­feste une nature non unifiée, dis­so­ciée. Proche de l’effroi. Certes, le masque fige la dynamique du mou­ve­ment mais, lorsque son corps s’immobilise, l’expression sta­tique de son sourire s’anime. Ce qui choque dans la com­plex­ité de son iden­tité est moins sa nature dou­ble que celle, essen­tielle­ment trou­ble, qui relève simul­tané­ment de l’animé et de l’inanimé. Col­lant une image sur un corps qui se dérobe, elle crée un per­son­nage fan­tas­ma­tique, que nous ne pou­vons plus délim­iter en terme de réel et d’imaginaire. Dans les bas­cule­ments inces­sants entre l’émanation de vie qui se dégage des man­nequins et celle de mort qui enveloppe les acteurs, tout repose sur un phénomène de simul­tanéité. De là aus­si cer­taine­ment la fas­ci­na­tion de Gisèle Vienne pour les corps androg­y­nes, autre forme de l’hybride.

Corps impossibles

Corps pétri­fiés et poupées ani­mées com­posent une théâ­tral­ité du trou­ble qui aboutit au pas­sage du corps vivant à l’image. La rup­ture inces­sante créée par une danse flu­ide et un jeu réal­iste soudain frag­men­tés, dés­in­car­nés, fait sur­gir cet état frag­ile et vio­lent où le corps devient image. Gisèle Vienne con­sid­ère l’immobilité comme une pos­ture des plus intens­es, un « bas­cule­ment ultime vers l’irréel* ». Son lan­gage choré­graphique unit dans une même dynamique corps vivants et inan­imés ; la com­bi­nai­son des instincts de vie et de mort agit simul­tané­ment sur tous.
Objets fétich­es dans le milieu de l’art et de l’érotisme, chargés d’une lourde his­toire faite de con­tra­dic­tions, poupées et man­nequins touchent autant la reli­gion que le com­merce de l’érotisme dans leur dimen­sion trans­gres­sive et immorale. Les poupées en jupette et blaz­ers, jambes ouvertes face au pub­lic, offrent imprudem­ment leur inno­cence aux regards. Fig­ures immo­biles, fil­lettes immé­mo­ri­ales, la poupée appa­raît dans sa forme éro­tique et provo­cante. On pense au désor­dre émo­tion­nel des JEUX DE LA POUPÉE de Bellmer. Corps impos­si­ble qu’il dit mor­bide, l’obsessionnelle poupée y est tout à la fois inter­dite et offerte. Nous sommes au cœur de la con­tra­dic­tion entre l’interdit et la trans­gres­sion sur laque­lle Bataille fonde l’érotisme, et Gisèle Vienne son tra­vail3.

SHOWROOMDUMMIES fait explicite­ment référence à LA VÉNUS À LA FOURRURE de Sach­er-Masoch, texte clef sur les liens étroits entre les objets anthro­po­mor­phes et éro­tiques, accor­dant éro­tisme et répul­sion dans un même élan de théâ­tral­i­sa­tion des fan­tasmes. Le céré­mo­ni­al du châ­ti­ment, la délec­ta­tion de la douleur et de l’humiliation, par­ti­c­uliers à celui que la psy­ch­analyse a retenu comme mod­èle d’une per­ver­sion dite « masochiste », est peut-être plus présent dans I APOLOGIZE et UNE BELLE ENFANT BLONDE. SHOWROOMDUMMIES se con­cen­tre sur la fas­ci­na­tion des femmes impérieuses et les ten­sions du désir face à une iner­tie désta­bil­isante. Sur le plateau, pas de Vénus pro­pre­ment dite mais des man­nequins de vit­rine, une Wan­da « en série ». Si on recon­naît la Vénus de pierre et le car­ac­tère glacial de Wan­da à la beauté par­faite, le corps styl­isé, icône désacral­isée, ren­voie un idéal con­tem­po­rain né du marché du sexe, démoc­ra­tisé à l’extrême. Dans son éloigne­ment du quo­ti­di­en, il fait référence à l’univers fan­tas­ma­tique de Pierre Molin­ier. Trou­vant auprès de cet éro­tisme fétichiste, au sur­réal­isme immoral, l’expression artis­tique de per­ver­sions sex­uelles exces­sives, SHOWROOMDUMMIES pro­longe le désir de Molin­ier de « pré­cis­er » à tra­vers ses pho­tomon­tages l’image de la femme idéale qui lui don­nera la sat­is­fac­tion suprême et qu’il recom­pose inlass­able­ment. La pièce inter­roge l’influence de la représen­ta­tion du corps sur notre imag­i­naire éro­tique, elle la tra­vaille à par­tir de stéréo­types et crée à par­tir d’eux de nou­velles fig­ures idéal­isées. ÉTERNELLE IDOLE (2008) joue sur la fas­ci­na­tion d’un corps proche et loin­tain, étrange­ment présent, effroy­able­ment absent. Le par­ti pris de mon­ter cette pièce dans une pati­noire est un choix scéno­graphique et sym­bol­ique fort. Dans ce décor de glace, la patineuse fan­tôme d’une Loli­ta assas­s­inée – relie l’immémorial et l’actuel. De l’état de fan­tôme à celui d’image, elle impose son inno­cence dans une forme fan­tas­mée.
Fig­ure venue de la nuit des temps, le motif de la fil­lette morte est une des éma­na­tions les plus vives de l’interférence entre l’érotisme et la mort. Le per­son­nage récur­rent de la Loli­ta est lié à un imag­i­naire récent, depuis Nabokov jusqu’à Robbe-Gril­let. L’éternelle idole de Gisèle Vienne est d’ailleurs directe­ment influ­encée par Lau­ra Palmer dans TWIN PEAKS de David Lynch. Le corps mort se mon­tre dans une beauté sou­veraine. Son inno­cence man­i­feste un éro­tisme per­tur­bant. Gisèle Vienne appose à l’image de la Loli­ta son dou­ble mas­culin : jeune homme très beau, rock­er un peu per­du, totale­ment dés­espéré. Il cor­re­spond à un stéréo­type issu des années qua­tre-vingt-dix, avec Gus Van Sant et bien sûr le George Miles de Den­nis Coop­er. Ces deux fig­ures jumelles, tou­jours duelles, se ren­con­trent juste­ment dans THIS IS HOW YOU WILL DISAPPEAR. Que ce soit dans l’innocence ou le dés­espoir sui­cidaire, une ten­sion de forces con­traires se met en place, de l’innocence à l’impur, de la beauté à la déchéance. La beauté importe ici dans le désir de la pro­fan­er, l’essence de l’érotisme étant liée à la souil­lure, le sens dernier de l’érotisme, la mort.

  1. G. Vienne, entre­tien avec Chan­tal Hurault, 29 jan­vi­er 2010.
    Les cita­tions sig­nalées par un astérisque provi­en­nent du même entre­tien. ↩︎
  2. Voir le texte de Gisèle Vienne et Éti­enne Bideau-Rey, « Éro­tisme, Mort et mécanique…» pub­lié dans Alter­na­tives théâ­trales no 80, Objet-Danse, 4e trimestre 2003. ↩︎
  3. Les références à Georges Bataille, sauf indi­ca­tion con­traire, sont extraites de L’ÉROTISME, texte essen­tiel dans l’œuvre de Gisèle Vienne. ↩︎
  4. M. Blan­chot, LAUTRÉAMONT ET SADE, Édi­tions de Minu­it, 1990. ↩︎
  5. J. de Berg, Céré­monies de Femmes, Gras­set, 1985. ↩︎
  6. G. Deleuze, Présen­ta­tion de Sach­er-Masoch, Édi­tions de Minu­it, 1967. ↩︎

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Gisèle Vienne
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Chantal Hurault
Docteure en études théâtrales, Chantal Hurault a publié un livre d’entretiens avec Dominique Bruguière, Penser...Plus d'info
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